Par Guy Belletête, cofondateur et v.-p. Affaires stratégiques de l’IDP
Nous assistons depuis quelques années à des changements sans précédent qui affectent les opérations des entreprises, mettant parfois leur survie en péril. Qu’en est-il de leur capacité à innover dans un tel contexte? Guy Belletête a réuni quelques collègues de l’IDP pour échanger sur cette question qui a fait l’objet d’un premier article. Y faisant suite, le présent article aborde le niveau d’engagement des entreprises face au défi que représentent les changements climatiques.
L’environnement socio-économico-politique ne cesse de se transformer de jour en jour. Les entreprises québécoises, toutes catégories confondues, rencontrent actuellement de réels défis de gestion et d’organisation du travail : difficultés d’approvisionnement, gestion des inventaires, hausse de la demande, augmentation des prix, pénurie de main-d’œuvre, etc. Comment nos entreprises tirent-elles leur épingle du jeu face à tous ces bouleversements?
Dans un premier article, nous avons fait état du constat suivant : le contexte actuel place les entreprises dans un quotidien de gestion de crise. Dans le présent article, nous explorons les défis que représentent les changements climatiques. Notre interrogation : jusqu’à quel point les entreprises ressentent-elles aujourd’hui une pression pour adopter des pratiques écoresponsables?
Rappelons que ces réflexions sont issues d’une discussion que j’ai eue avec quelques collègues de l’IDP qui se sont généreusement livrés à l’exercice : le directeur général Benoit Poulin, Nathalie Gauthier, conseillère sénior, Pierre Hamel, conseiller partenaire et Laurent Gauthier-Pelletier, conseiller en innovation durable et responsable.
Une lente prise de conscience…
Guy Belletête (GB) – Face aux différents problèmes rencontrés, les entreprises sont toujours sur la défensive, en mode rattrapage. Quand tu as peu de ressources et que le court terme te rattrape constamment, c’est un peu difficile de réfléchir et d’agir sur le moyen et long terme. Cependant, comme entrepreneur, tu n’as pas le choix. Tu dois constamment t’ajuster. Et là devant nous, il y a la question des changements climatiques. C’est tout un défi qui va devenir de plus en plus pressant. Il va bien falloir l’envisager un jour ou l’autre…
Benoit Poulin (BP) – On en est conscient dans les entreprises, mais on est loin d’en ressentir l’urgence. J’ai l’impression que ça va prendre encore un bout de temps. Au Québec, l’impact des changements climatiques dans notre quotidien n’est pas le même qu’aux États-Unis ou, à son opposé, en Europe. Nous avons grandi dans l’abondance; nous sommes actuellement en plein-emploi, le discours est toujours axé sur la croissance et la profitabilité, etc. Est-ce que nos gouvernements vont agir vraiment? Ce sera à voir car il y a là un lien direct avec le passage à l’action.
Pierre Hamel (PH) – C’est certain que tout le monde devrait s’en préoccuper. Les consommateurs en acceptant de changer leurs comportements, les entreprises manufacturières en faisant les choses différemment et les gouvernements en mettant en place des règlementations, etc. Mais la grande majorité va attendre d’être acculée au pied du mur avant d’agir.
GB – Autrement dit, on peut penser que les enjeux climatiques ne font pas partie des préoccupations à court terme. On est conscient qu’il s’agira d’un enjeu à moyen et long terme, mais pas dans l’immédiat…
Nathalie Gauthier (NG) – Il y a une similarité avec la pénurie de main-d’œuvre, je trouve. Nous savions depuis au moins 20 ans que cela allait arriver et on n’a pas agi ou si peu. Le phénomène des changements climatiques, c’est pareil. On nous en parle depuis longtemps, on le voit et on le vit mais on avance très lentement. Heureusement, la cadence semble s’être accélérée dans les dernières années. Il ne reste qu’à espérer que la masse des entreprises va emboiter le pas pour voir des résultats concrets.
PH – En réfléchissant bien, je vois également un lien entre les changements climatiques et la main-d’œuvre. Conséquence de la pandémie, les gens peuvent aller travailler où ils veulent, avec la politique de télétravail ou en mode hybride. Aussi, je pense que la main-d’œuvre va être en position de force pendant encore bien des années. Et les employés, particulièrement ceux de la génération montante, vont chercher de plus en plus à travailler pour des entreprises qui ont une approche écoresponsable, ce qui leur donne « a sense of purpose ». Sinon ils vont chercher un emploi ailleurs.
BP – À ce propos, une gestionnaire d’une grande entreprise d’ici m’a révélé que les trois quarts des ingénieurs qu’elle avait embauchés s’étaient renseignés lors de l’entrevue d’emploi quant à la vision et aux politiques de l’entreprise en matière de développement durable. C’est une excellente nouvelle pour le futur!
Laurent Gauthier-Pelletier (LGP) – Et pour les plus jeunes, si ce n’est pas dans une entreprise existante qu’ils trouveront ce sens, ils n’hésiteront pas à créer leur propre emploi. Chez les jeunes entrepreneurs, plusieurs ont intégré cette notion de responsabilité environnementale au cœur de leurs activités et dès la création de leur entreprise. Grâce à cette vision, elles pourraient déjà être mieux positionnées pour prendre des parts de marché.
… et une règlementation qui tarde
GB – Je discutais récemment avec le professeur Paul Lanoie de HEC Montréal, qui a dirigé notre étude sur la profitabilité de l’écoconception il y a quelques années, et il me disait la même chose : tant qu’il n’y aura pas de règlementation qui va nous obliger, ça ne changera pas.
BP – Ou encore que la clientèle ne fasse suffisamment pression pour forcer la main des fabricants! Actuellement, la majorité des entreprises qui ont déjà agi, elles l’ont fait parce qu’elles avaient ces valeurs et croyaient en une approche écoresponsable.
PH – La nature humaine étant ce qu’elle est, c’est difficile de changer les comportements. Ça s’applique aussi aux entreprises. Ce qui les mène, c’est la profitabilité; tous leurs efforts sont centrés là-dessus. L’écoconception doit être perçue comme quelque chose qui peut améliorer leur rentabilité.
BP – Ça s’en vient. De plus en plus d’entreprises lèvent la main, prennent les devants en se disant « on a une responsabilité et on va l’assumer ». C’est encourageant. Même s’il s’agit encore d’une minorité, ces entreprises sont convaincues que, sans une empreinte carbone positive, elles ne pourraient recruter des gens ni même vendre leurs produits. Prenant exemple sur ce qui se passe en Europe, il faut prévoir que tôt ou tard la règlementation va arriver ici et il faut se préparer. Depuis 12 mois, des entreprises sollicitent l’IDP pour des mandats spécifiques en écoconception, ce qui était peu fréquent dans le passé.
Et grâce à nos partenaires français que sont l’Agence Think+ et le Pôle écoconception, nous sommes en mesure d’avoir le pouls des changements sur la règlementation européenne et d’en faire bénéficier ces clients, pensons notamment à la responsabilité élargie des entreprises.
LGP – C’est vrai que la règlementation tarde à se mettre en place ici. Et plus le temps passe, plus le rattrapage à faire sera important. Plus il sera coûteux pour l’État et pour les entreprises de se conformer! C’est sans compter la gestion qu’elles doivent faire actuellement des urgences en approvisionnement causée par les enjeux climatiques et qui rajoutera au défi.
NG – Justement, le gouvernement du Québec vient de déposer un projet de Stratégie gouvernementale de développement durable pour la période 2023-2028 qui fera l’objet d’une consultation publique. Une de leur première orientation est de faire du Québec un pôle d’innovation et d’excellence en matière d’économie verte et responsable. Cette orientation touchera autant les entreprises que les consommateurs. À suivre!
Le développement durable, un projet d’innovation stratégique
PH – Les entreprises ne pourront pas éviter le développement durable à moyen terme. C’est une question de temps. L’innovation peut toutefois les aider à faire la transition. Le développement durable, ce n’est pas seulement sur le plan des produits mais aussi des processus, de l’organisation, des façons de faire, etc.
NG – Ma crainte c’est qu’actuellement les entreprises ne pensent qu’à rationaliser leurs activités, en ne focalisant que sur les coûts et les marges. L’innovation est mise de côté.
PH – Je trouve ça intéressant ce que tu dis Nathalie. En situation de crise, les gens ont tendance à rester dans l’opérationnel. Je pense que le nerf de la guerre, ce serait que les dirigeants perçoivent l’aspect stratégique des projets de développement durable (augmenter ta clientèle, tes parts de marché, etc.). Car cela peut être une occasion de croissance.
GB – Comme disait Pierre, la première chose à faire, c’est de définir des buckets (paniers) stratégiques et de bloquer des budgets de R-D pour des projets à moyen terme. À partir du moment où les entreprises vont réserver une partie de l’enveloppe et des ressources, si minimes soient-elles, les choses vont se mettre en mouvement. Elles vont avoir un plan et réaliser qu’elles ont des opportunités. Il faut comprendre que si tu mets zéro pour le moyen terme, tu vas récolter zéro!
NG – Tu disais Guy que nous étions un peuple très entrepreneur mais on a tous le défaut de nos forces. Nous sommes bons pour saisir des opportunités mais ce n’est pas toujours stratégique!
GB – Tu as raison. On a tendance à foncer dans l’action mais on aurait avantage à agir comme de bons gestionnaires. Je pense que si certains PDG ont de la difficulté à prendre des décisions, c’est peut-être parce qu’ils n’ont pas toute l’information nécessaire et ça, c’est le rôle des responsables d’innovation et de développement de produits. Leur fonction ne consiste pas seulement à développer des produits. C’est à eux d’implanter un mode de gestion qui permet de poser les bonnes questions pour faire les bons choix; ça fait partie de leur rôle. Malheureusement, cette responsabilité n’est pas toujours assumée.
LGP – En ce sens, le rôle de « gestionnaire du développement durable » commence à se répandre dans les entreprises manufacturières. Les secteurs du génie civil et de l’alimentaire sont actuellement en avance en matière de pratiques en développement durable.
Un changement de valeurs à l’horizon
BP – Actuellement, il semble y avoir un changement de valeurs qui s’opère. Quel sera le « sense of purpose » dont parle Pierre que la prochaine génération d’entreprises proposera? Vont-elles avoir la résilience, la combativité de la génération des dirigeants qui ont fait le Québec inc ?
GB – Je pense qu’il y a quand même une bonne proportion de ces bâtisseurs qui cherchent à s’adapter à ces nouveaux défis. Même si nous ne sommes pas des gros joueurs dans l’économie nord-américaine, notre talent à nous, c’est d’être aussi habile et rapide à s’adapter que les plus grandes entreprises. J’ai entendu ça souvent.
NG – Les entreprises se fixent des objectifs RSE, choisissent des indicateurs et commencent à se bâtir des tableaux de bord. Je le vois dans plusieurs entreprises. Ils sont à l’étape de mesure, de conscientisation. Pour se mettre en action, il faut que cela vienne d’en haut.
BP – Le fait que les gens du secteur bancaire considèrent désormais les pratiques environnementales dans leurs critères de financement, que des fonds d’investissement encouragent ou soient dédiés aux entreprises qui ont des initiatives et des comportements en ce sens, ça va contribuer à changer la donne à moyen terme. Et encore plus si l’État agit de façon sérieuse.
Autre preuve que les choses avancent, plusieurs entreprises ont fait leur bilan carbone et sont engagées dans la décarbonisation de leurs opérations. On observe également que les spécialistes qui font les analyses de cycle de vie au Québec sont débordés, une ressource qui se fait de plus en plus rare. Néanmoins, avec l’importance grandissante de cet enjeu, il faudra avoir à l’œil les entreprises qui feront un marketing frauduleux concernant le développement durable, le « greenwashing ».
LGP – L’important, c’est qu’on soit tous en mouvement, gouvernements, entreprises, consommateurs. Les entreprises qui ne prendront pas action dès maintenant risquent d’être en retard et de rater la chance de contribuer à cette transition durable nécessaire pour rester en affaires dans le futur. Elles pourraient perdre leur place au détriment d’entreprises d’ici ou d’ailleurs qui auront effectué ce travail, sans oublier les nouvelles entreprises qui verront le jour.
COMPLÉMENT D’INFORMATION
L’IDP démarrera dans quelques semaines deux programmes de formation axés sur l’action
Débutant le 23 février 2023
STRUCTURER L’INNOVATION : pour une mise en œuvre efficace
Guy Belletête propose ce nouveau programme axé sur la mise en œuvre pour les gestionnaires désireux de mettre en place, de revoir et d’améliorer leurs pratiques actuelles de développement de produits/services. Il animera ce programme avec Nathalie Gauthier. En savoir +
Débutant le 21 mars 2023
ÉCOCONCEPTION : passez à l’action!
Voici un programme pour amorcer la transition vers le développement durable dans votre entreprise. Cette formation-action a pour but d’initier une démarche d’innovation durable en développement de produits et de vous transmettre les bonnes pratiques. En adoptant ces pratiques, les entreprises durables se préparent à mieux affronter l’avenir! En savoir +
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Guy Belletête est cofondateur de l’IDP dont il a été le directeur général pendant 17 ans. Excellent vulgarisateur, il concentre maintenant son activité sur la formation, le conseil en entreprise et le développement de contenu pour l’Institut. Après avoir été chargé de cours et conseiller universitaire à la maîtrise en ingénierie de l’Université de Sherbrooke, que d’autres collègues comme Pierre Hamel et Benoit Poulin poursuivent, c’est au programme de Management de l’innovation de l’Université de Grenoble en France qu’il continue son rôle de tuteur et chargé de cours.
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