par Christophe Lecante, président de TKM, en collaboration avec l’IDP
Qu’elle soit technologique, commerciale ou réglementaire, la veille est une démarche hautement stratégique. On en parle depuis plusieurs années dans les entreprises, mais bien souvent comme d’un vœu pieux. Pourtant les efforts déployés pour implanter un processus de veille sont payants. Et si on s’y mettait pour de bon? Christophe Lecante, expert en données massives, veille et transfert technologique et collaborateur de l’IDP, souhaite nous inspirer pour passer à l’action!
Le temps moyen passé par un manager à collecter de l’information est très variable. Mais en moyenne, 75 % de ce temps est consacré à recueillir de l’information contre seulement 25 % à l’analyse, à la diffusion et à l’exploitation collective.
Par ailleurs, nombreux sont ceux qui pensent que la veille technologique ne concerne que la R-D. Pourtant, si vous occupez d’autres fonctions (marketing, support, produit, etc.), cet article vous est également destiné. Enfin si vous êtes en charge de la direction générale (et comité exécutif) de votre entreprise, votre implication est déterminante pour faire de la veille un outil puissant au service de votre croissance.
Pour autant, la veille doit s’adapter au contexte d’infobésité auquel nous sommes confrontés. Le temps de lire cet article et ce seront près de 200 nouveaux brevets déposés dans le monde (dont plus de la moitié en Chine), 150 articles techniques soumis à un comité de lecture et une cinquantaine de startups créées.
La veille est morte, vive la veille!
L’arrivée d’Internet a progressivement imposé l’idée que l’accès à l’information n’était plus un sujet d’intérêt. C’est en partie vrai. Peu à peu les documentalistes et les veilleurs ont cédé la place aux moteurs de recherche, aux réseaux sociaux et aux « data lakes » (méthode de stockage de données massives). Le paradoxe, c’est qu’on n’a jamais eu autant d’informations disponibles. Mais est-on pour autant mieux informé?
Avec la mondialisation, l’accélération des cycles économiques, la survenue de technologies de rupture, la question du pilotage stratégique est revenue avec une acuité encore plus forte dans nos entreprises. Accéder à l’information ne suffit pas. L’analyser, la recouper, l’enrichir, la partager et nourrir ainsi le processus de pilotage stratégique sont des étapes essentielles du processus de veille.
De plus en plus souvent les gestionnaires se sentent vulnérables, pas assez agiles et démunis face à la masse d’informations qu’ils devraient traiter, ou au manque de créativité de leurs équipes.
Pour y remédier, il faut remettre la veille technologique au cœur du processus d’élaboration et de pilotage stratégique, définir des priorités, acquérir les outils, développer les compétences et revoir en profondeur les processus de partage et d’idéation collective.
La veille, c’est l’affaire de tous…
…Et avant tout celle des dirigeants
La première impulsion vient du comité exécutif notamment par la définition et la diffusion d’une feuille de route stratégique de l’entreprise. Dès lors que les axes prioritaires sont connus et partagés, les différents responsables et animateurs de la veille au sein de l’entreprise savent dans quelles directions travailler.
Il faut ensuite fixer un niveau d’exigence élevé dans les prérequis à une décision stratégique quelle qu’elle soit (rachat, lancement, dépôt de brevet, partenariat, etc.). Chaque décision stratégique avec un impact ou un intrant technologique devrait ainsi faire systématiquement l’objet d’un état des lieux complet et détaillé (ou un état de l’art), une analyse cartographique détaillée des brevets du domaine, des acteurs en présence (académiques ou industriels), et une analyse de la maturité et des verrous technologiques.
Ayant un impact global
Peut-être avez-vous déjà vécu cette expérience : le nombre considérable de décisions en apparence prises d’avance et qui sont remises en question, réorientées pour le meilleur ou tout simplement annulées suite à une analyse approfondie de l’environnement? À un moment donné du processus, une information ou un faisceau d’indices peuvent éclairer la décision sous un jour tout à fait différent et bouleverser les conclusions.
C’est pourquoi, cette prise en compte de l’environnement (fruit de la veille) doit intervenir idéalement le plus tôt possible pour limiter les coûts et les risques pour l’entreprise.
Exemple Une PME de 450 personnes dans le domaine de la construction a investi pendant deux ans dans une technologie robotique pour se rendre compte au détour d’une demande de brevets que leurs concurrents avaient déjà et de longue date verrouillé le domaine. Découverte à temps, cette information capitale aurait sauvé beaucoup d’argent et de frustration et aurait permis à cette entreprise de se positionner sur un autre créneau, d’employer sa capacité créative à contourner ces brevets bloquants ou à déployer une contre-stratégie de licensing. |
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Impliquant tous les métiers
Enfin, il est essentiel de décloisonner R-D et marketing autour de la veille. Celle-ci peut être un moyen puissant pour favoriser les processus d’idéation et d’innovation, bien au-delà de la résolution de problèmes (qui concerne plus naturellement les équipes d’ingénieurs).
Par exemple, la liste des couples « problème/solution », les caractéristiques d’un nouveau matériau, produit ou dispositif décrits dans des brevets, des articles, les actes d’un colloque peuvent agir comme autant d’étincelles pour un nouveau concept ou une innovation. On parle clairement d’un processus d’intelligence collective directement nourri par les activités de veille.
Avec la veille technologique, ce sont de nombreux leviers d’action stratégique qui sont à votre disposition et concernent tous les métiers dans l’entreprise :
- Identifier des opportunités de marché pour une innovation technologique
- Comprendre et anticiper les axes de recherche d’un concurrent
- Recruter un expert, y compris chez vos concurrents
- Connaitre les collaborations d’un client, d’un partenaire, d’un concurrent
- Trouver des clients, un partenaire technologique ou une startup
- Identifier des signaux faibles d’un changement à venir
- Détecter à temps les menaces pour les retourner en opportunités
- Détecter et, le cas échéant, contourner des brevets gênants
- Négocier des licences et organiser le transfert de technologie
- Étendre vos brevets au juste coût en fonction de votre concurrence, de vos marchés
- Maintenir un portefeuille de brevets forts, abandonner les autres et optimiser vos coûts
- Comprendre en partant les enjeux et verrous d’un nouveau domaine de R-D
- Nourrir une démarche de créativité interne (TRIZ, CK, idéation, etc.)
- Comprendre l’évolution d’un domaine
- Estimer la valeur de vos brevets, adapter votre stratégie de propriété intellectuelle (PI)
- Convaincre des investisseurs lors d’une ronde de financement
Par où commencer?
Forts de ce constat, vous voilà motivés comme jamais à structurer votre veille technologique et à l’intégrer dans vos processus stratégiques. Pour être efficace, faisons preuve d’un peu de méthode et de beaucoup de bon sens.
Établir un plan de veille
- Listez les questions auxquelles la veille doit répondre pour l’équipe, l’unité d’affaires, l’entreprise
- Pour chacune de ces entités, identifiez les sources à exploiter, surveiller et analyser
- Listez les mots clés, utilisez au mieux les opérateurs booléens des moteurs de recherche pour collecter la bonne information
- Identifiez les destinataires et les livrables (supports) adaptés à chaque public
- Définissez les rythmes de diffusion et prévoyez des réunions de partage
- Désignez des correspondants et définissez leurs modalités d’interaction
- Pilotez l’ensemble dans la durée : des questions vont « tomber », de nouvelles apparaître
- Distinguez bien la veille générique d’une veille orientée « projet ». Les attendus et les cycles de vie ne sont pas les mêmes.
Quelques pièges à éviter
- Être trop sélectif : la veille comme la prospective doivent se nourrir sur des champs spécifiques (proches de vos activités) mais pas exclusivement.
- Se limiter à la veille brevets : tout d’abord au moment où vous lisez un brevet concurrent vous avez déjà en partant deux ans de retard. En outre, tout n’est pas brevetable. Enfin, vos concurrents peuvent choisir de ne pas breveter et rester ainsi sous le radar.
- Vous ne déposez pas de brevets… Vous n’avez pas besoin de surveiller les brevets des autres? Erreur mortifère que commettent de nombreuses PME. Si vous n’avez jamais entendu parler de « liberté d’exploitation » (FTO en anglais), appelez-nous vite…
- Il vous faut donc ouvrir large vos sources d’information (articles, thèses, colloques, projets collaboratifs (par exemple CRIAQ, US Grants Government, Horizon Europe, etc.).
- Considérer que la veille n’a pas de coûts associés. Faire de la veille sérieusement est un investissement à moyen ou long terme pour la survie de l’entreprise. Si votre directeur ou directrice ne le comprend pas… changez-en. Si vous êtes le directeur ou la directrice, changez-vous.
Pour aller plus loin
Vous l’aurez compris, face à la masse des données auxquelles vous êtes confrontés vous aurez besoin d’outils pour collecter, analyser, partager. Vous aurez aussi besoin de collaborateurs formés et motivés. Certaines tâches techniques et répétitives peuvent être externalisées. Certains coûts, notamment l’accès à des bases de données, peuvent ainsi être mutualisés.
Par ailleurs, la veille est un puissant outil d’animation interne. Elle est le prétexte à l’animation de communautés mixtes d’innovation au sein de l’entreprise. Elle permet de décloisonner des métiers distants et de créer des tiers-lieux d’intelligence collective.
Une entreprise agile est une entreprise apprenante. Il lui faut pour cela tirer profit des connaissances et des expériences acquises tant au plan individuel que collectif.
Si ce sujet vous intéresse et que vous avez besoin de conseil, de formation et d’outils, n’hésitez pas à nous contacter. Nous vous aiderons très concrètement à faire de votre processus de veille technologique le point central du processus de pilotage stratégique de votre entreprise.
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Christophe Lecante est un expert en données massives, veille et transfert technologique depuis plus de 20 ans. En 2003, il créée TKM avec quatre chercheurs pour développer des outils et une expertise dans l’usage de données massives. Il a à son actif de nombreux mandats en Europe et au Canada sur des thématiques de veille, de stratégie de propriété industrielle et de transfert de technologie ainsi que de nombreuses collaborations de recherche avec des universités dont HEC Montréal, Polytechnique Montréal et l’ÉTS. Il est titulaire d’une maîtrise en économie-gestion de l’Université de la Sorbonne et d’une maîtrise en gestion et marketing au sein de NEOMA Reims.
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