par David Fauteux, ing., M. ing., conseiller en développement de produits et développement durable à l’IDP
Qu’il s’agisse des pièces d’un produit ou des personnes d’une équipe de projet dans une organisation, la complexité de ces systèmes s’est largement accentuée au cours des dernières décennies. Les interactions sont devenues plus nombreuses, plus fréquentes et plus compliquées. Comment alors les organisations d’aujourd’hui peuvent-elles s’outiller pour mieux gérer les projets d’ingénierie complexes? C’est la question abordée avec Tyson Browning, professeur au MBA à la Texas Christian University de Fort Worth, lors d’une entrevue exclusive accordée à l’IDP.
Plongeons donc dans cet univers dédié à l’identification des interactions d’un système afin d’en simplifier la compréhension et ultimement, d’en réduire les risques associés au projet. Pour ce faire, nous nous sommes entretenus avec Tyson Browning qui travaille de concert avec Steve Eppinger du réputé Massachussetts Institute of Technology (MIT). En 2016, tous les deux ont publié un ouvrage intitulé Design Structure Matrix, Methods & Application aux Presses du MIT et auquel nous faisons référence dans cet article.
Browning œuvre à l’interface entre l’ingénierie et la gestion de projets et a consacré ses recherches depuis plusieurs années à différents outils de gestion de risque, dont la matrice de structure de conception, DSM en anglais. Lean, Six Sigma et divers canevas d’analyse et de gestion de risque sont là quelques outils qui complémentent cette matrice.
L’outil DSM
Pour bien comprendre cet outil de modélisation, revenons à la définition d’un système : un ensemble d’éléments considérés dans leurs relations à l’intérieur d’un tout fonctionnant de manière unitaire (Larousse). Aux fins de cet article, les deux systèmes étudiés sont l’architecture d’un produit constitué de pièces et l’équipe de projet d’une organisation composée de personnes.
Concrètement, le DSM est une matrice qui relie les éléments d’un système entre eux (voir figure 1). Ils sont présents tant sur l’axe vertical qu’horizontal, la diagonale étant neutre. Cette matrice DSM est plus instinctive et davantage associée à des outils utilisés couramment tels qu’un BOM d’ingénierie, lorsqu’elle est appliquée à l’architecture de produit, ou encore un diagramme Gantt en gestion de projet.
Dans la figure 1, la section sous la diagonale représente les liens de dépendance entre les éléments du système. La section au-dessus de la diagonale représente l’impact d’un élément du système sur les autres. Cette section, davantage nouvelle aux yeux des gestionnaires de systèmes, modélise les répercussions lorsqu’une modification est apportée à un élément du système.
Figure 1 – Représentation générique d’une matrice DSM appliquée à l’architecture d’un produit (Source : Design Structure Matrix, Methods & Application, Steven D. Eppinger and Tyson Browning, MIT Press, 2016)
L’outil DSM s’applique tant aux produits qui nous apparaissent simples, une bouteille d’eau par exemple, qu’à des produits technologiques complexes tels que ceux développés par la NASA. Comme pour un diagramme de Gantt ou une analyse par éléments finis, la complexité associée à son utilisation sera proportionnelle à celle du système modélisé et ce, indépendamment de la taille de l’entreprise qui l’utilise.
Dans leur ouvrage, Browning et Eppinger donnent l’exemple de l’entreprise suédoise Alfa Laval qui conçoit des échangeurs de chaleur. Il s’agit d’un produit relativement simple d’un point de vue technologique mais qui comporte tout de même un certain nombre de paramètres à considérer lors du design d’une unité. Puisque chaque unité est la variante d’un modèle de référence, l’entreprise a voulu optimiser la séquence de développement du produit, considérant les paramètres techniques choisis et les impacts de production. Le résultat final, outre une compréhension pointue des relations du système, a permis d’établir la séquence de conception optimisée selon les tâches prioritaires et secondaires qui peuvent être faites en parallèle. Un important gain de temps a donc été réalisé pour la fabrication de chacune des unités.
Figure 2 – DSM identifiant un bloc de 7 tâches interreliées pour le processus de conception de la plaque d’échange de chaleur (Source : Ibid.)
Figure 3 – Expansion des paramètres du bloc des 7 tâches interreliées (Source : Ibid.)
Est-ce un outil pour mon organisation?
L’outil DSM a l’avantage de centraliser et de représenter une quantité importante de détails nécessaires à la compréhension d’un système complexe. Entre les différentes pièces d’un produit, plusieurs paramètres et flux de données peuvent être modélisés : les échanges de chaleur, les forces engendrées, les attaches mécaniques, etc. Par conséquent, nous dit Browning, cet outil répond plus aux gestionnaires intermédiaires directement associés aux résultats de ces systèmes qu’à la haute direction. Cependant, les constats et résumés qui émanent de la compréhension de ces systèmes et de leur optimisation sont reconnus par la haute direction comme ayant une forte valeur ajoutée. Nous y reviendrons.
Figure 4 – Un diagramme en bloc et son correspondant DSM (Source : Ibid.)
Visualiser la complexité des systèmes
Avec la modélisation DSM, la représentation visuelle d’une quantité importante de données est indéniablement l’avantage majeur de cet outil. Elle crée généralement un effet wow lorsqu’il s’agit d’illustrer simplement certains constats clés de ces systèmes. Selon Tyson Browning, cet effet est une des raisons fondamentales de la création de cet outil, compte tenu de la complexité des systèmes dans lesquels nous travaillons. Comment pouvons-nous faciliter l’alignement de tous les intervenants alors que chacun a une perspective différente du système? Comment pouvons-nous identifier les risques du système afin de les minimiser le plus rapidement possible pour compléter les projets dans les délais attendus? « Un projet n’est jamais réellement terminé s’il reste des risques non mitigés et ce, peu importe le nombre de livrables complétés », affirme-t-il.
La visualisation de la complexité étant le bénéfice principal de cet outil, il est également possible de caractériser les relations entre les différents éléments du système de manière visuelle. La matrice DSM permet donc d’aller au-delà de l’identification d’une relation et de caractériser cette relation afin de poser un regard critique sur le modèle. C’est justement cet aspect qui plait à la haute direction. Dans une seule case de la matrice, il est possible d’identifier une relation, d’identifier le type de données partagées, voire de caractériser le risque associé à cette relation. Par cette caractérisation, il est ensuite possible d’optimiser le système. La figure ci-dessous montre bien la tangente que peut prendre la modélisation d’un système complexe.
Figure 5 – Un modèle DSM de l’architecture d’un produit intégrant les risques technologiques du Pathfinder de la NASA (Source : Ibid.)
Malgré tout, un outil de cette nature ne vient pas sans contrepartie. Le niveau de précision d’une modélisation DSM demande une quantité importante de données. Il s’agit d’une tâche de collecte non négligeable pour le responsable de la modélisation. Il arrive que les données nécessaires soient réparties dans plusieurs bases de données distinctes et parfois même inexistantes au sein de l’organisation. M. Browning nous précise toutefois que, face au manque de données, certaines entreprises y ont vu l’occasion de mieux comprendre leur système et, à la fin, les résultats n’ont été que plus pertinents.
Une fois la modélisation initiale construite, garder l’outil vivant et à jour peut sembler a priori une tâche fastidieuse, nous confie M. Browning. « Si l’on décide de construire sa matrice DSM dans un simple chiffrier, la tâche sera aussi ardue que la complexité du système à modéliser. Mais de plus en plus d’outils sur le marché peuvent maintenant se synchroniser à des bases de données internes et construire le squelette DSM en un simple clic, tout en tenant compte des mises à jour effectuées sur le produit. » Un site web propose une section d’outils disponibles pour faciliter la mise en place de ce type de modélisation dans une organisation. Certains sont gratuits, d’autres non. Vous y retrouverez également une foule d’informations sur l’approche DSM.
Quelques exemples d’application
Bien que l’exemple des échangeurs de chaleur fabriqués par Alfa Laval représente une application relativement simple, la complexité d’un drone développé par Boeing est tout autre. Dans ce dernier exemple, l’outil DSM se montre d’autant plus pertinent. Une série d’exemples d’application sont présentés en détail dans l’édition 2016 de l’ouvrage cité précédemment. On y aborde tant des exemples de gestion de projets, d’architecture de produits que de processus de design avec les cas de Pratt & Whitney, Ford, Hilti, Johnson & Johnson qui ont éprouvé la méthode. Cette lecture est une bonne introduction à un évènement qui se tiendra cet automne.
23e conférence DSM 2021 à Montréal
En collaboration notamment avec le groupe de recherche sur la Gestion et la mondialisation de la technologie (GMT) de Polytechnique Montréal, la Texas Christian University et le Massachusetts Institute of Technology présenteront à Montréal la 23e conférence internationale DSM du 12 au 14 octobre prochains. Tony Browning vous invite à venir participer et prendre part à ce colloque dynamique (en formule hybride) qui réunira des gens tant de l’industrie que du milieu académique. Venez poser vos questions directement aux personnes qui travaillent à l’amélioration de l’outil ou qui l’utilisent dans leur organisation. Pour ceux et celles qui assisteront en présentiel, vous aurez la chance de prendre part aux ateliers sur l’usage de l’outil et vous inspirer des diverses applications.
Alors, est-ce un outil pour votre organisation? Rappelons d’abord qu’un bon système génère plus que la somme de ses éléments. Alors comment identifier la plus-value pour éventuellement la capter? DSM se veut un élément de réponse parmi d’autres. Appliqué à des situations concrètes d’architecture de produits et de gestion de projet de nouveau produits, l’outil DSM se veut une manière de visualiser la complexité de vos systèmes afin de réduire les risques associés. La capacité de visualiser l’ensemble d’un système, de le caractériser dans le but de l’optimiser représente un outil à forte valeur ajoutée tant pour les gestionnaires que pour la haute direction. Au plaisir de vous rencontrer à cette 23e conférence DSM!
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David Fauteux travaille actuellement à la structure et au déploiement des initiatives d’innovation durable et d’entrepreneuriat de l’IDP. À travers ses accompagnements auprès d’entreprises de toute taille, il aborde les thématiques de la gestion de l’innovation, de la cartographie stratégique et de la transition numérique. Avant de joindre l’Institut, il a occupé plusieurs postes en entreprise, notamment chez Bombardier Transport, qui lui ont permis de contribuer aux principales phases du processus de développement de produits. Il est titulaire d’un baccalauréat en génie mécanique et d’une maîtrise en gestion de l’innovation.
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