Un billet de Guy Belletête, vice-président Affaires stratégiques à l’IDP
Dans la foulée de notre dernier article sur différentes approches d’innovation, notre collègue Guy Belletête nous partage ici sa réflexion sur les impacts négatifs sur la société qui peuvent découler d’innovations « disruptives ou de rupture ». Heureusement, nous sommes de plus en plus nombreux aujourd’hui à croire que profitabilité et responsabilité sociale des entreprises sont des objectifs compatibles et désirables.
L’avènement des technologies disruptives
Le terme « technologies disruptives » est apparu en 1995 dans un article du Harvard Business Review, sous la plume de Clayton M. Christensen, professeur à Harvard et homme d’affaires. En 1997, dans son ouvrage The Innovator’s Dilemma“, il explique le phénomène de perte de marché auquel de grandes entreprises ont fait face parce qu’elles se sont trop concentrées à l’amélioration de leurs produits existants, négligeant d’être attentives aux technologies ou modèles d’affaires émergents qui pouvaient éventuellement perturber leur marché.
L’innovation disruptive est alors décrite comme un processus par lequel une petite compagnie avec moins de ressources devient capable de défier un leader établi. Comme ce leader se concentre sur l’amélioration de ses produits et services en réponse aux demandes de leurs plus importants clients, il s’éloigne de certains segments de marché et de leurs besoins. Les nouveaux joueurs qui ciblent ces segments délaissés, en offrant des fonctionnalités plus appropriées et souvent à un prix inférieur, s’établissent alors plus fermement dans ces marchés, puis remontent la chaine vers les clients « mainstream », aux dépens du leader établi.
Un exemple parmi tant d’autres
Fondée en 1957, l’entreprise américaine Digital Equipment Corporation (DEC) fera sa fortune dans l’industrie informatique avec sa gamme de produits VAX. En 1976, face au monopole IBM, DEC conçoit des stations avec une nouvelle architecture 32 bits branchées sur un serveur offrant beaucoup plus de flexibilité et de puissance et à coût moindre que l’achat de gros ordinateurs de type « mainframe ». Avec l’introduction des VAX qui peuvent fonctionner avec le système d’exploitation UNIX, l’entreprise s’empare rapidement du marché des mini-ordinateurs. Le succès commercial de DEC culmine vers la fin des années 1980 et devient alors le second plus grand constructeur d’ordinateurs avec 100 000 employés.
DEC a répondu aux attentes de ses clients qui réclamaient toujours plus de performance et a concentré tous ses efforts sur une offre à forte valeur à prix « raisonnable ». Mais DEC propose des produits qui ne sont conçus que pour fonctionner avec des produits DEC. Les consommateurs se tournent progressivement vers des produits plus standards. Au même moment, l’informatique individuelle est en plein essor (Microsoft, Apple) et s’apprête à révolutionner complètement le marché. Digital manquera le virage du PC et, au début des années 1990, elle doit licencier. Pour un temps numéro 2 mondial des fournisseurs d’ordinateurs, la compagnie Digital cessera ses activités au début des années 2000.
Création d’un nouveau modèle d’affaires…
Vingt ans plus tard, Christensen ressent le besoin de revenir sur cette notion d’innovation disruptive alors que plusieurs entreprises en ont fait leur modèle d’affaires. Ces nouveaux joueurs utilisent le terme « disruptif » pour créer un attrait particulier auprès d’investisseurs friands d’innovations. Elles réussissent ainsi à obtenir des capitaux importants pour développer leur entreprise en perturbant fortement les marchés par des offres nouvelles, dématérialisées et qui ignorent les frontières. Ces compagnies présentent avec fierté leur singularité en se vantant de transformer la société par l’innovation alors que leur approche prédatrice fait le seul bonheur d’investisseurs qui n’ont que les profits en tête.
Ce sont souvent des champions d’approches marketing très agressives, notamment auprès des décideurs politiques, et c’est pourquoi ils attirent tant l’attention. Ils n’hésitent pas non plus à s’imposer aux dépens des lois nationales et en mettant différents pays en compétition pour leurs investissements.
…qui minimise la responsabilité sociale des entreprises
Cette manœuvre ou tactique, endossée par les tenants du libéralisme économique, renforce le dogme selon lequel la seule responsabilité d’une entreprise est de faire des profits et d’enrichir ses actionnaires. Milton Friedman, économiste américain influent, gagnant du prix Nobel de l’économie en 1976, s’en est fait le principal porte-voix jusqu’à sa mort en 2006. Pour Friedman, une compagnie n’a aucune responsabilité sociale envers le public et la société; sa seule responsabilité est à l’égard de ses actionnaires.
La Silicon Valley a été un des lieux privilégiés de ce genre de développement qui a attiré l’attention et l’envie de plusieurs développeurs économiques partout dans le monde. À tel point que, dans certains milieux, l’innovation disruptive était considérée comme le summum à atteindre en innovation, comparativement à l’innovation dite « incrémentale » présentée souvent comme moins « innovatrice ».
Pourtant, la majorité des entreprises qui travaillent assidument à augmenter la valeur de leur entreprise le font en améliorant et en élargissant leur offre de produits/services, en somme en utilisant l’innovation de type incrémental pour faire progresser leurs objectifs stratégiques. Mais aujourd’hui encore au Québec, nous rencontrons des entrepreneurs convaincus qu’ils ne font pas d’innovation parce qu’ils n’ont pas recours à des technologies utilisant des logiciels dans leurs produits. Il est aussi intéressant de remarquer que ces mêmes entrepreneurs, particulièrement en région, sont fortement ancrés dans leur communauté et valorisent le fait d’être de bons citoyens corporatifs.
À l’aube d’un changement de paradigme : l’industrie 5.0
Pourquoi des dirigeants qui ont à cœur le développement de leur entreprise, centrés sur la satisfaction de leurs clients et le maintien de bons emplois, devraient-ils être complexés de leur succès avec l’approche incrémentale? Leur faut-il vraiment tout bouleverser sur les marchés pour être considérés comme « innovateurs »?
Or, ces entreprises sont déjà tout à fait alignées avec ce qui correspond à une tendance sociale marquée ces dernières années : un développement plus durable et responsable qui fait croitre dans la population un intérêt pour des entreprises respectueuses de leurs employés et des communautés dans lesquelles elles évoluent, tout comme à l’égard de leurs clients en leur proposant des produits/services à haute valeur dans le temps.
L’innovation disruptive et l’innovation incrémentale ne doivent pas être opposées mais au contraire, complémentaires. Selon les principes de la nouvelle révolution industrielle qu’est l’industrie 5.0 (voir l’article « L’industrie 5.0 : intégrer l’humain et l’environnement », l’action entrepreneuriale et l’innovation doivent être bonnes non seulement pour ses actionnaires mais aussi pour la planète et les humains.
Ancrée dans cette perspective, une innovation disruptive qui a pour but de changer des paradigmes de consommation et de générer un impact positif à tous les niveaux a totalement sa place et devrait être encouragée. A contrario, l’innovation disruptive réalisée pour le simple enrichissement des actionnaires doit être repensée voire contestée.
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Guy Belletête est cofondateur de l’IDP dont il a été le directeur général pendant 17 ans. Excellent vulgarisateur, il concentre maintenant son activité sur la formation, le conseil en entreprise et le développement de contenu pour l’Institut. Après avoir été chargé de cours et conseiller universitaire à la maîtrise en ingénierie de l’Université de Sherbrooke, que d’autres collègues comme Pierre Hamel et Benoit Poulin poursuivent, c’est au programme de Management de l’innovation de l’Université de Grenoble en France qu’il continue son rôle de tuteur et chargé de cours.
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