Par Magali Pelletier, conseillère sénior, stratégie, développement de produits et gestion marketing à l’IDP
Une poussée de dopamine récompense momentanément ce clic sur les réseaux sociaux. Votre cerveau vous dit : « J’aime ça, j’en veux encore! » Vous connaissez ces réponses qui alimentent notre besoin d’émotions vives et de gratification instantanée, ce qui peut même entrainer une certaine dépendance. La nécessité d’entamer une réflexion sur l’impact du numérique dans nos vies se fait pressante. Regard sur les fondements d’un mouvement qui milite en faveur d’un design éthique.
En 2020, plus de cinq milliards d’individus possédaient un téléphone intelligent. C’est du monde à messe! Ces gens, dont nous faisons partie, sont quotidiennement confrontés et immergés dans les interfaces des technologies numériques via les applications mobiles, tablettes ou bons vieux ordinateurs. L’usage de ces outils numériques soulève des problèmes complexes : protection des données personnelles, addiction chez plusieurs, captation abusive de notre attention, etc. Parallèlement, de plus en plus de voix se font entendre pour dénoncer les dérives d’un design qui répond davantage aux besoins des entreprises numériques et leur soif de profits, qu’au bien-être des utilisateurs.
Économie de l’attention et design éthique
Notre attention est devenue le terrain de jeux de quelques géants du Web (Google, Apple, Facebook, Amazon, etc.). L’humain est bombardé du flux incessant de sollicitations que nous envoie le numérique. Au quotidien, les activités des utilisateurs sont sans cesse interrompues par des notifications envahissantes. Être accro à nos écrans a des conséquences, entre autres sur la santé mentale, la vie sociale et le bien-être global.
Les ingénieurs en informatique apprennent à pénétrer la psyché des utilisateurs et à rendre les produits plus attrayants et efficaces pour capter leur attention et stimuler leurs comportements. Comment faire en sorte que ces connaissances et applications développées servent un dessein plus éthique, respectent des valeurs sociales, remettent les connexions humaines au centre de l’attention? Comment responsabiliser les entreprises numériques et toutes celles qui intègrent la technologie dans leur univers, afin d’éviter l’exploitation des vulnérabilités psychologiques des utilisateurs?
C’est ainsi qu’est apparu le mouvement du design éthique dans la sphère créative. Cette tendance souhaite donner du sens à l’innovation en humanisant les technologies, que ce soit au profit de la société et de ses habitants plutôt que dans l’intérêt des entreprises qui cherchent à garder l’utilisateur captif. Il s’agit donc de développer une mouvance de conception numérique durable inscrite dans une démarche plus éthique.
C’est d’abord aux États-Unis qu’est né ce mouvement réclamant un design éthique, un design numérique durable. Tristan Harris, ingénieur informatique autrefois chez Google, en a été l’un des instigateurs. En 2016, il publie l’article How Technology Hijacks People’s Minds qui fera grand bruit.
Il y dénonce les entreprises de cet oligopole qui font un usage immodéré de techniques comme outils d’influence et de persuasion des individus. Il écrit : « La technologie pirate l’esprit des gens, ce qui crée une société prise en otage par cette technologie qui nous manipule pour nous faire perdre le plus de temps possible sur leurs interfaces et ainsi monétiser notre attention ». Devenu éthicien, Harris est président et cofondateur du Center for Humane Technology, un site Web qui plaide pour que l’impact négatif des technologies numériques soit compris et minimisé.
Qu’entend-on par design éthique?
Le design éthique pourrait se définir comme un design favorisant de bons comportements, ancré dans des valeurs morales ou légales à définir. Ce qui est central à cette approche, c’est la question du respect de l’intégrité cognitive des utilisateurs de technologies. Le design éthique s’adresse en premier lieu à ceux qui conçoivent le service, soit généralement les designers et leurs équipes.
L’approche du design éthique se définit par trois éléments essentiels :
- Ne pas se limiter au domaine du numérique, même si c’est celui qui induit probablement les changements les plus radicaux dans nos sociétés et nous touche davantage.
- Considérer l’impact de nos propres valeurs sur ce que l’on conçoit et ne pas prendre pour acquis que ce qui est éthique pour nous, l’est dans une autre culture. Les valeurs et la culture tant du designer que de la société dont il fait partie l’influencent et sont donc des éléments clés.
- Envisager la conception dans son ensemble et non pas uniquement à travers un seul prisme.
Ainsi, le design éthique cherche à trouver un équilibre fragile entre sensibilisation des créateurs, des décideurs et des utilisateurs. Mais cette approche soulève de nombreuses questions tant chez les utilisateurs que les entreprises :
- Comment aider les utilisateurs à reprendre la main et le contrôle de leur temps et attention?
- Comment développer des outils qui permettent aux utilisateurs d’atteindre leurs propres objectifs plutôt que ceux des concepteurs?
- Comment encourager des modèles d’affaires qui reposent sur une captation bienveillante de l’attention des utilisateurs?
- Comment sortir des flux d’incitations et de récompenses qui favorisent les comportements compulsifs et dépendants?
- Peut-on promouvoir un design responsable, durable, qui ne cherche pas à exploiter nos vulnérabilités et nous redonne de la liberté ?
Comment parvenir au design éthique?
Comment faire en sorte que les technologies nous redonnent du pouvoir au lieu de nous transformer en boulimiques avides de notifications et de flux d’informations. Comment réaligner la technologie avec les meilleurs intérêts de la société et ainsi réduire les problèmes de santé (anxiété, stress, trouble de l’attention, etc.) et de relations sociales auxquels les jeunes et futures générations feront face.
Certains, comme Tristan Harris, pensent que la réponse à la dépendance est de connecter les gens entre eux afin que les technologies les aident à combler leurs besoins fondamentaux au lieu de prendre leur place. Pour ce faire, il faut que les technologies changent. Ce ne sera pas quantitatif, comme réduire le nombre de notifications. S’il n’en tenait qu’à lui, tous ces écrans seraient radicalement différents et serviraient à créer du lien social.
Cela implique que les designers pensent différemment. Ne pas simplement tenter de trouver les meilleurs moyens de garder l’utilisateur le plus longtemps possible sur leur plateforme, mais bien de les aider à connecter entre eux. Par exemple, LinkedIn pourrait chercher par diverses approches à connecter les travailleurs et chercheurs d’emploi, entre autres en formant la main-d’œuvre en vue d’atteindre ce but. D’autres applications, lors d’une séance de yoga le matin par exemple, pourraient nous inciter à l’effectuer avec nos ami(e)s pour partager ce moment.
Voici la solution que préconise Tristan Harris. Il faut commencer par comprendre les mécanismes et vulnérabilités des individus et faire preuve d’une approche compatissante pour concevoir le numérique dans le but de protéger les usagers. Par exemple, en tant qu’utilisateurs, sommes-nous sujets au stress ou à l’indignation, aux messages de persuasion ciblés, à la tentation d’être disponibles 24/7 pour les autres?
Le but d’une conception numérique responsable est de parvenir à mettre en place des normes et standards, des politiques ou des modèles d’affaires dans lesquels le design s’alignerait sur ce que désire la société plutôt que de lui suggérer des recettes toutes faites qui ne sont pas nécessairement bonnes pour sa santé.
En conclusion
Je suis pour ma part d’avis que nous sommes rendus à un point où il devient essentiel de se poser des questions. Comment faire en sorte que les outils, applications numériques et technologiques en essor (Intelligence artificielle, big data, robots, etc.) soient au service des connexions humaines? Comment éviter la manipulation des gens dans un seul but commercial et lucratif, générant un sentiment de nécessité, d’urgence et de dépendance malsain? Et pourquoi ne pas tendre plutôt vers la construction de liens sociaux favorables au développement social et économique à long terme?
C’est une réflexion qui arrive à point nommé puisque nous n’en sommes encore qu’aux premiers balbutiements des nouvelles technologies. Mais il ne faudrait pas attendre d’être dépassés. À cogiter…
_____________________
Avant de joindre l’IDP en 2019, Magali Pelletier a évolué comme gestionnaire dans diverses entreprises manufacturières en B2B et B2C et a exercé un rôle de stratège formatrice au sein de sa propre firme de consultation. Titulaire d’un baccalauréat en marketing et d’un diplôme d’études supérieures spécialisées en management international de France, elle complète actuellement un certificat en gestion du changement et leadership organisationnel. Sa compréhension de la réalité terrain des entreprises en font une formatrice dynamique et une accompagnatrice de choix.
Pour en savoir plus
https://www.wired.com/story/center-for-humane-technology-tech-addiction/
http://humanetech.com/problem#the-way-forward
https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-le-grand-entretien/20160604.RUE3072/tristan-harris-des-millions-d-heures-sont-juste-volees-a-la-vie-des-gens.html
http://www.internetactu.net/2017/10/18/pour-un-retro-design-de-lattention/
Comments are closed.