Par Bernard Lebrun, NPDP, conseiller sénior en développement de produits à l’IDP
La liste des projets de développement de produits qu’une entreprise souhaiterait réaliser excède souvent la disponibilité réelle de ses ressources et expertises. Pour éviter ce genre de problème, il convient d’avoir en main une évaluation des efforts requis lors de la sélection et priorisation des projets. Ces données permettent d’aligner la capacité des ressources avec les projets. Bernard Lebrun nous propose ici une méthode simple pour estimer cette capacité et surtout, les goulots potentiels.
Un piège à éviter
Dans une année normale, les entreprises ont en général plus de projets d’innovation et de développement de produits que ce qu’elles sont en mesure de réaliser. Le problème, c’est qu’au moment de sélectionner et prioriser les projets à exécuter les gestionnaires n’ont souvent pas une évaluation réaliste, même un ordre de grandeur, des ressources requises pour leur exécution.
Pensée magique, sous-estimation des impacts d’une mauvaise évaluation, difficulté de dire non à ceux qui tiennent mordicus à leurs projets, difficulté de faire le deuil de projets annulés? Une mauvaise estimation des ressources nécessaires à la réalisation des projets peut être lourde de conséquences, certainement sur l’atteinte des résultats et des bénéfices envisagés.
La dispersion des ressources dans un trop grand nombre de projets a des répercussions sur le moral des troupes et leur efficacité (pertes de temps, dilution des efforts), la qualité et la rentabilité des projets (dépassement des échéanciers et des budgets) et ce, à court et long terme.
En somme, il vaut mieux viser à réaliser moins de projets, et les achever complètement, plutôt que d’en collectionner un grand nombre inachevé dont les impacts se répercuteront à tous les niveaux de l’entreprise. Voilà pourquoi, il importe de bien aligner la capacité des ressources lors de la sélection de projets.
Aligner la capacité des ressources lors de la sélection des projets
La gestion de portefeuille de projets est un ensemble de processus et de pratiques dont le but est d’identifier et de prioriser les meilleurs projets, ceux fortement alignés sur les objectifs stratégiques et la maximisation des bénéfices. Il y a généralement plusieurs rencontres durant l’année.
Au cours de ces rencontres, les projets sont évalués les uns par rapport aux autres (et non pas individuellement) selon différents critères établis par l’entreprise, par exemple, l’alignement stratégique, le potentiel de marché, la rentabilité, le niveau de risque, etc. À ces critères, les gestionnaires des unités impliquées doivent fournir une estimation des ressources humaines qui peuvent représenter des goulots pour chacun des projets sélectionnés.
Les projets les plus porteurs, ceux qui maximisent les bénéfices et pour lesquels l’entreprise a les capacités réelles de les réaliser, seront mis en tête de liste. Avec cette évaluation, il est possible de voir la dynamique de l’ensemble des projets sur les ressources.
Une méthode simple d’évaluation de la capacité
Je vous propose une méthode toute simple. Pour les besoins de l’exercice, nous nous concentrons sur la CAPACITÉ des ressources requises pour le développement et la mise en marché de produits, soit ingénierie, design, marketing, opérations etc. La CAPACITÉ réfère au nombre et aux types d’expertise requis sachant qu’elles ne sont pas infinies.
- Avant de commencer, quelques généralités
Il faut se rappeler que nous sommes en mode « sélection de projets », et non en gestion de projets qui elle requiert une planification détaillée. Ce qui nous intéresse, ce sont uniquement les ressources pouvant représenter des goulots. Avec la vision sur l’ensemble des projets que nous donne la gestion de portefeuille, on cherche à identifier et à éviter ces goulots afin de protéger la qualité des projets.
Bien que des logiciels spécialisés existent, en général Excel effectue très bien le travail. Il a surtout l’avantage de s’adapter beaucoup plus facilement au contexte de l’entreprise.
- Les informations de base à consigner
On débute avec la liste des projets évalués et sélectionnés au préalable selon les différents critères établis par la direction. Les projets déjà en cours font aussi partie de cette liste car ils requièrent également des ressources.
L’évaluation porte sur les disponibilités réelles de ces ressources aux projets spécifiques du portefeuille. Il est important de ne pas prendre en considération le temps consacré à d’autres activités de l’entreprise telles que les tâches administratives, de soutien aux opérations ou autres activités non incluses dans le portefeuille.
- Calcul de la capacité requise
Pour les projets sélectionnés, on évalue les requis ou implication de chacune des ressources clés, tant celles de la R-D que des autres fonctions, particulièrement celles qui sont potentiellement des goulots. On évite si possible de classer ces ressources selon leur niveau d’expérience. Un(e) junior peut éventuellement effectuer le travail avec assistance, même si cela prendra plus de temps.
À ce stade, nous avons besoin d’une estimation, d’un ordre de grandeur. Pour ce faire, on peut d’abord se référer à un historique de projets similaires. L’autre astuce fort utile est de caractériser les projets selon leur taille (petit, moyen, gros) et leur complexité (simple, moyen, complexe). Pour chacune des combinaisons (taille/complexité), l’expérience vous permettra d’établir une grille des requis qui pourra vous servir d’outil de référence.
Selon votre niveau de performance dans l’évaluation des ressources, il peut être souhaitable de considérer une protection tampon. Pour les projets déjà actifs, une estimation du temps restant devrait être actualisée.
En général, l’estimation de la capacité requise en ressources se fait sur une base annuelle. Mais cela peut varier d’une entreprise à l’autre en fonction du temps de développement moyen des projets.
- Analyse des capacités du portefeuille
En utilisant la liste des projets sélectionnés et classés selon une première priorisation, les efforts requis pour chacune des expertises potentiellement goulots sont cumulés dans un premier temps. Puis, au point de dépassement de la capacité établie pour chaque expertise, on trace une ligne rouge indiquant la sous-capacité, soit l’indisponibilité de ces expertises, et par conséquent que le projet est à risque.
Tableau 1 – Première évaluation des ressources requises potentiellement goulots pour chacun des projets sélectionnés
Dans l’exemple ci-dessus (tableau 1), seuls les deux premiers projets (1 et 2) pourront être exécutés sans problème. À moins de modifier les priorités, des enjeux de ressources affectant la qualité ou la livraison des autres projets sont à prévoir.
Dans les cas de sous-capacité ou de surcapacité, différents scénarios doivent être envisagés pour permettre la réalisation des projets prioritaires et l’utilisation maximale des ressources. Parmi les scénarios possibles selon la localisation des goulots :
- Addition de ressources, entre autres par le recrutement (temps plein / contractuel);
- Recours à la sous-traitance pour certaines portions d’un projet;
- Revoir la définition / l’ampleur / les objectifs de certains projets. Par exemple, faire deux générations de produit plutôt qu’une, aplanir certaines difficultés en révisant les requis de performance, etc.;
- Voir la possibilité de modifier les scénarios ou les dates d’introduction sur les marchés;
- Modifier les priorisations ou désactiver certains projets actifs (reporter ou annuler). On peut alors attribuer une priorité « PROCHAIN » plutôt qu’actif, ce qui signifie que le projet redeviendra actif dès que des ressources seront disponibles;
- Acquisition de technologies ou d’entreprises, ou association avec une autre entreprise.
Tableau 2 – Remaniement des priorités dans les projets sélectionnés pour une utilisation maximale des ressources
Le tableau 2 illustre une nouvelle priorisation des projets (2, 5 et 6) pour une utilisation maximale des ressources. D’autres interventions ont été apportées pour atteindre ce résultat : le recours à la sous-traitance pour la ressource Design dans les projets 3 et 4, et le report des projets 2 et 6 (prochain).
Une fois le ou les scénarios privilégiés pour assurer la disponibilité des ressources sur l’ensemble des projets sélectionnés, il est important de revalider que ce portefeuille de projets répond toujours aux différents critères d’évaluation tels l’alignement stratégique, l’équilibrage, la rentabilité, etc. Au besoin, des scénarios alternatifs seront analysés.
Lorsque la liste des projets et leur priorisation correspond à la capacité réelle des ressources requises, il est important de donner suite aux implications sous-jacentes à chacun des scénarios retenus (recrutement, achat, sous-contrat, délai d’un projet client, etc.)
Il va sans dire qu’il sera également impératif de communiquer, tant aux gestionnaires qu’aux équipiers, les décisions prises relativement à la sélection ou non des projets et à leur degré de priorité afin de susciter leur engagement.
En conclusion
Cette approche constitue une aide à la décision pour une saine gestion de portefeuille de projets. Elle permet d’avoir une bonne vision d’ensemble de la capacité des ressources requises pour exécuter les projets sélectionnés et priorisés. Elle n’a pas pour but d’avoir la précision d’une planification détaillée nécessaire en gestion de projets.
Ainsi basée sur la compétence des équipes et la capacité à exécuter les projets, la gestion du portefeuille atteindra alors son plein potentiel, soit la maximisation du retour sur investissement de l’entreprise. Il est donc primordial d’inclure cette notion de capacité dès l’étape de sélection des projets.
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Bernard Lebrun, est diplômé en design industriel et évolue depuis toujours dans le monde du développement de produits. Gestionnaire reconnu pour avoir occupé les postes de directeur général et directeur de la R-D au sein de divers entreprises manufacturières telles que Maax et Premier Tech, il connait bien la dynamique des milieux entrepreneuriaux. Les dernières années ont été consacrées à des activités de consultation permettant le transfert aux entreprises d’une expertise terrain.
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