par Alexandre Joyce, Ph. D., stratège en innovation
La pandémie de COVID-19 a mis à mal plusieurs secteurs économiques, dont le commerce de détail qui vivait déjà de grands bouleversements. Dans la foulée du Panier Bleu, une plateforme pour encourager l’achat local, le gouvernement Legault annonçait en juin dernier la mise en place de huit chantiers de réflexion sur l’avenir du secteur. Mandaté pour animer ces chantiers, Alexandre Joyce nous explique pourquoi et comment la démarche de cocréation s’est imposée pour faire cet exercice.
C’est un euphémisme de dire que le commerce de détail en arrache par les temps qui court. Pour un domaine qui tentait déjà de s’adapter bien avant la pandémie, le commerce de détail est plus que jamais appelé à évoluer. On se rappellera qu’en mars dernier, le premier ministre Legault invitait la population à acheter québécois à travers la création du Panier Bleu, une plateforme qui offre une visibilité à quelque 21 000 commerçants.
Pour pousser la réflexion plus loin et avec le soutien du Mouvement Desjardins, le gouvernement québécois a lancé en juin dernier huit (8) grands chantiers pour repenser chaque maillon du commerce de détail et accélérer la transformation numérique de ce secteur. Le défi de ces chantiers est de rassembler une centaine d’acteurs du milieu pour leur permettre de proposer une vision d’avenir et des pistes de solution afin d’outiller les commerçants dans l’adoption du numérique.
Qu’est-ce qu’un produit québécois? Comment rejoindre les consommateurs? Comment gérer les données? Voulons-nous mutualiser des opérations? Quels sont les niveaux de maturité technologique? Voilà quelques éléments sur lesquels portera la réflexion et qui feront l’objet de recommandations dans un rapport déposé à la fin de cet automne.
J’ai été invité à orchestrer l’animation de ces chantiers et à concevoir une démarche pour générer des résultats à la hauteur des attentes. Et la question qui nous intéresse ici : Comment s’y prend-on pour amener plusieurs personnes à travailler ensemble et à développer une vision commune? Comment faire pour préparer l’avenir et trouver réponses à toutes ces questions?
Pourquoi la démarche de cocréation s’est imposée
« Seul on peut avancer rapidement, mais ensemble on peut aller plus loin ». Il y a certainement un peu de sagesse dans ce proverbe africain. Et c’est dans cet esprit que j’ai planifié une approche de cocréation où des acteurs qui se connaissent peu ou pas vont s’aligner sur un objectif commun, partager leurs points de vue sur des enjeux pour finalement, devenus des cocréateurs, façonner des pistes de solution.
La cocréation se définit comme une pratique qui permet de faire participer et collaborer des parties prenantes à même un processus créatif. Cette démarche inclut une part de consultation, mais elle va beaucoup plus loin. La consultation cherche à comprendre les enjeux en amont; elle permet aux parties prenantes de réagir à des pistes de solutions potentielles, en aval. La cocréation, quant à elle, joint l’amont et l’aval car les participants sont appelés autant à préciser les enjeux qu’à proposer des pistes de solution.
La cocréation peut s’appliquer à l’échelle d’une industrie. C’est le cas du Panier Bleu que nous présentons ici et qui orchestre l’intelligence collective des acteurs du commerce de détail. Au final, nous cherchons à outiller les commerçants avec des solutions à leur portée. Au niveau d’une entreprise, les mêmes principes s’appliquent, par exemple aux efforts d’innovation d’une équipe de R-D qui cocrée avec les gens d’autres départements, leurs fournisseurs ou leurs clients.
Voici la formule proposée pour chacun des chantiers : quatre (4) rencontres de 90 minutes aux 15 jours. Pandémie oblige, toutes les rencontres se font en ligne, à distance. Un seul document par chantier sera produit et comportant 1) des enjeux 2) des pistes de solution 3) une feuille de route et 4) une synthèse des recommandations.
Dans le but de transmettre au gouvernement une réflexion concertée qui provient du milieu, la cocréation génère à la fois un engagement des participants et des idées pour l’avenir. Autrement dit, l’exercice de cocréation vise deux grands objectifs, à la fois humain et technique.
D’abord l’objectif humain ou social. Le simple fait de rassembler des gens, d’en faire un événement, de permettre l’échange et la confrontation d’idées génère un sentiment d’engagement, même de communauté. Dans le cas des chantiers du Panier bleu, les participants ont été choisis pour leur expertise dans leur domaine particulier. Déjà là, cela crée un sentiment d’appartenance.
Quant à l’objectif fonctionnel, la cocréation peut mener à plusieurs niveaux de résultats. À sa plus simple expression, la génération d’idées répond souvent à cet objectif. Mais il est aussi possible d’aller plus loin, par exemple jusqu’à la création de prototypes pour matérialiser l’idée ou la recherche de consensus, avec des périodes de convergence ou de vote en alternance.
Flexibilité de la démarche et ajustements
Bien que nous soyons rendus à mi-parcours, nous sommes déjà en mesure d’évaluer l’impact positif de décisions prises collectivement au début de la démarche quant à certains aspects nécessaires à la bonne marche et à l’atteinte de résultats. Voici ces ajustements :
Commencer par l’humain
Étant donné que les équipes sont formées de 10 à 12 personnes qui ne se connaissent pas, il était important de débuter par un exercice pour mieux se connaître. Nous souhaitions créer un sentiment de confiance et de proximité malgré l’usage d’outils en ligne. Nous avons donc consacré la moitié de la première rencontre (sur 4) pour faire un « bon » tour de table. Chacun a pu ainsi présenter son entreprise, son expertise et sa motivation à participer; puis de manière très candide, parler d’une passion en dehors du travail. Ce dernier point a permis aux participants de se dévoiler un peu plus et de traverser la barrière de l’identité professionnelle. Apprendre qu’un collègue fait lui-même son kombucha génère rapidement des affinités.
Harmoniser les rythmes et les attentes
La perception du temps est une notion très variable d’un individu à l’autre. Dans la conduite d’une rencontre, nous ne pourrons jamais satisfaire tout le monde à cet égard. Pour certains, « ça ne va pas assez vite et ça parle trop ». Pour d’autres, « nous n’avons pas la chance de nous exprimer et ça va trop vite ». Le juste milieu est très difficile à atteindre. Notre stratégie initiale était de proposer quatre (4) rencontres de 90 minutes aux deux semaines pour trier les contenus et converger vers les prochaines étapes. Avec l’expérience, nous avons réalisé que des rencontres de deux (2) heures étaient nécessaires pour que chacun des 10 participants ait la chance de s’exprimer. De plus, pour plusieurs gestionnaires, libérer deux heures de leur temps est difficile. Bref, nous ne pourrons jamais avoir exactement le bon rythme pour tous, mais nous prenons en compte leurs attentes pour s’ajuster.
Structurer les contenus
Par définition, la cocréation consiste à orienter les participants vers une destination collective. C’est un des rôles de l’animateur de capter et maintenir l’attention de tous et de les guider vers cette destination. Puisque les rencontres se font à distance et qu’il n’y a aucune entente préalable sur les livrables, nous avons convenu que le meilleur mécanisme de suivi serait de partager un canevas, une grille des contenus à générer. Dans chacun des chantiers et ce, dès la première rencontre, nous leur avons présenté cette grille des contenus à produire, soit des enjeux, des pistes de solution et une feuille de route. Au fil du temps, nous avons réalisé que cette approche leur permettait de comprendre non seulement l’ensemble du travail à produire mais également l’importance de leur contribution.
Varier les modes de travail
La cocréation est souvent perçue comme un effort collectif à fournir uniquement en mode direct (dit synchrone). Avec les enjeux de temps et les outils de collaboration à distance, le mode asynchrone (à différents moments) permet aux participants de contribuer à leur propre rythme. Aussi, nous avons prévu entre les rencontres des missions, des devoirs. À l’intérieur d’un chantier, un seul document est partagé par tous au moyen de la suite Google; ce qui nous permet de voir et de commenter en temps réel les ajouts des collègues. Jusqu’à maintenant, la qualité des contenus est excellente pour la très grande majorité. Toutefois, lorsque nous avons besoin de stimuler l’entraide et les échanges entre participants, nous avons recours à la fonction « commentaire ».
Préparer la prochaine phase
Habituellement une phase de cocréation débute avec une période de divergence pour se conclure dans la convergence. Dans le cadre de ces chantiers, nous avons terminé les étapes de convergence en initiant à même le document, la prochaine divergence. Par exemple, lorsqu’un participant se donne pour mission de détailler un enjeu comme l’omniprésence des géants du web, il est en train de converger de manière individuelle. Afin de préparer la prochaine étape, ce participant conclura sa réflexion sur cet enjeu avec une divergence dans le but de proposer quelques pistes de solution. Ainsi, nous pouvons relancer la prochaine rencontre en convergeant sur le contenu généré par les individus.
La cocréation est en fait une succession de phases. Non seulement les participants doivent-ils comprendre pourquoi ils font ce qu’ils sont en train de faire dans le moment présent, mais ils doivent aussi saisir comment cela les conduira à la prochaine étape.
En conclusion
La cocréation est une pratique qui peut vous rapprocher de votre clientèle. Vous profitez ainsi de l’intelligence collective des parties prenantes. Avec le temps, la cocréation devient un outil pratique pour initier des nouvelles pistes d’innovation. Par exemple, dans le contexte d’entreprises manufacturières, nous avons utilisé cette technique pour faire d’un exercice de stratégie d’innovation un effort concerté impliquant plusieurs unités administratives. Et cela a porté fruit.
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Alexandre Joyce est à la fois designer, stratège et animateur. À titre de conseiller en innovation, il s’est joint à l’équipe du Desjardins Lab en 2016 et accompagne les équipes de projets de l’organisation. Auparavant, il a travaillé huit ans à l’Institut de développement de produits en tant que conseiller en innovation et écoconception auprès d’entreprises telles Cascades, Trudeau, Philips, Venmar.
Il a complété son doctorat sur le design de nouveaux modèles d’affaires à l’Université Concordia. Il a conçu le premier cours obligatoire sur l’innovation et l’entrepreneuriat dans le cadre du baccalauréat en administration des affaires à HEC Montréal. Impliqué dans la communauté, il siège sur différents conseils d’administration dont l’ADIQ et Vélo Québec.
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