par Magali Pelletier, conseillère à l’IDP
Au-delà des enjeux économiques, les entreprises font face à un ensemble de défis d’ordre social qui peu à peu vont transformer le monde du travail. Or, de nouvelles approches de gestion organisationnelle, encore au stade de l’expérimentation, méritent d’être considérées pour leur potentiel à modifier un ensemble de règles afin de générer agilité, efficacité et bien-être au travail. Voici deux approches d’autogestion : l’holacratie et l’harmocratie.
Dans un article précédent, nous avons vu qu’un des principaux défis que rencontrent les entreprises réside dans la gestion du capital humain. Tôt ou tard, celles-ci devront trouver de nouvelles façons pour créer un milieu de travail plus sain, plus motivant et, à la fin, plus performant. Quels sont les moyens dont elles disposent pour favoriser la collaboration et l’engagement des employés, le leadership et la prise de risque dans les projets? En somme, comment générer agilité, efficacité et bien-être au travail?
Nous avons décrit dans cet article différentes structures organisationnelles qui oscillent entre hiérarchie et autogestion encore peu déployées dans les entreprises traditionnelles. Dans la catégorie des organisations autogérées, nous vous présentons aujourd’hui deux nouvelles approches de gestion organisationnelle, l’holacratie et l’harmocratie, qui sont encore au stade de développement et d’expérimentation. Quels sont leur apport et impact sur l’écosystème d’affaires? Quels défis cela représentent-ils et comment les opérationnaliser? En voici les principes selon divers spécialistes.
Holacratie
C’est au début des années 2000 que Brian J. Robertson, entrepreneur en technologies, développe le concept d’holacratie. Jugeant les modes de gestion courants trop lourds, autorisant peu les individus à s’exprimer et à révéler leur plein potentiel, il entreprend d’expérimenter une nouvelle approche dans sa propre entreprise. Ce n’est qu’à partir de 2007 que l’holacratie va se formaliser.
L’holacratie est un mode d’organisation organique qui permet de structurer et de favoriser l’autogestion dans l’entreprise. Cette approche est fondée sur la hiérarchie du travail plutôt que sur le statut des individus. Ce sont les personnes elles-mêmes, possédant les compétences et l’intérêt pour le faire, qui soumettent spontanément leur expertise pour jouer un ou plusieurs rôles dans les projets de l’entreprise.
Cette structure « vivante » consiste en divers cercles (équipes autogérées) organisés hiérarchiquement, qui se chevauchent et évoluent en fonction des besoins et demandes de l’organisation. Paradoxalement, pour permettre cette gestion plus libre, son implantation requiert une structure interne bien définie, ce qui constitue un des nombreux paradigmes de ce modèle selon les personnes qui en ont fait l’expérience.
Comment fonctionne l’holacratie?
Le dirigeant doit d’abord clarifier la raison d’être de l’entreprise et son potentiel. Cette information sera intégrée dans une constitution qui définit les règles du jeu que tous devront suivre. Cette étape est cruciale et exige des dirigeants et gestionnaires d’accepter de céder leur autorité pour la redistribuer selon les règles du jeu.
Les titres de fonction sont remaniés pour se baser sur les compétences et les rôles que les personnes peuvent jouer (gourou des idées créatives, spin doctor de l’analyse, etc.) plutôt que sur une description de tâches associée à une fonction spécifique (directeur marketing, v.-p. opérations, etc.).
Les rôles émergent selon les projets et sont définis collectivement. Pour couvrir l’ensemble des projets et s’assurer d’une bonne distribution du pouvoir décisionnel, les équipes ou cercles sont hiérarchisés. À un niveau supérieur, des équipes (cercles) avec des objectifs plus globaux seront créées. À un niveau inférieur, des sous-équipes seront constituées autour de projets spécifiques avec des objectifs de résultats précis.
Les employés dans ces équipes proposent spontanément d’investir du temps selon leur expertise, compétences et intérêt. Ils acceptent de s’investir temporairement dans un rôle qui leur confère autonomie et plein pouvoir pour faire avancer le projet dans des limites définies. Cette particularité de l’holacratie permet aux employés d’exploiter plusieurs facettes de leurs compétences et d’éviter ainsi d’être confinés à un seul rôle.
Les rôles évoluent selon les besoins de l’organisation. L’autorité associée au rôle peut en être une de leader dans certaines situations ou de suiveur dans d’autres. Selon les compétences requises, de nouveaux membres peuvent faire leur entrée dans l’équipe, d’autres en sortir ou en créer une nouvelle.
Pour faire le lien entre les équipes et gérer les tensions, des rôles de connecteurs sont créés. Présents aux divers niveaux, ces représentants sont chargés de gérer les problèmes qui peuvent survenir. Ils sont aussi là pour s’assurer que les décisions d’une équipe inférieure soient alignées sur celles d’équipes supérieures ou, inversement, que les réflexions et solutions proposées par des sous-équipes soient bien transmises aux équipes supérieures. C’est lors de rencontres sur la gouvernance des équipes et sous-équipes que sont discutées ces situations selon un processus précis. Tous peuvent s’exprimer et proposer des solutions. Ce n’est pas le consensus qui est recherché ici mais plutôt une décision fluide et rapide.
En fin de compte, l’holacratie priorise l’application de processus structurés bien qu’éphémères et qui implique tout de même une certaine forme de hiérachie. Selon les entreprises qui en ont fait l’expérimentation, l’approche holacratique comporte deux défis de taille :
- Ce mode de gestion requiert beaucoup de temps et d’énergie pour repenser le fonctionnement et les exigences internes de l’entreprise. Pendant ce temps, on perd de vue les ajustements essentiels requis pour satisfaire l’environnement externe et assurer la pérennité de l’organisation.
- La difficulté de prioriser et d’évaluer les nombreux rôles qu’occupent les employés. D’ailleurs, ceux-ci peinent souvent à savoir sur lesquels mettre leurs efforts. En outre, l’entreprise n’a pas d’éléments de comparaison pour recruter les personnes en fonction des nombreux rôles requis et déterminer les compensations monétaires.
Zappos, entreprise de vente de chaussures par internet (plus de 1500 employés, plus de 150 grands cercles généraux et 500 cercles/sous-cercles) expérimente l’implantation de l’holacratie depuis un bon moment et ne cesse de se transformer et d’évoluer. Parions que leur expérience servira à paver la voie à d’autres entreprises qui pensent intégrer une approche d’autogestion pour accélérer la prise de décision. Certaines ont complètement abandonné l’holacratie pour privilégier d’autres modes de gestion plus adaptés à leur réalité. Voyons une autre approche d’autogestion.
Harmocratie
En 2013, l’harmocratie voit le jour. Pour bien comprendre les principes de ce nouveau mouvement, j’ai discuté avec son fondateur LoÏc Leofold. Établi en France, cet ancien spécialiste de l’amélioration des processus, de la gestion de l’environnement et de la qualité dans l’industrie aéronautique, prône l’autonomie des unités de production. Plus enclin à déléguer et à redonner l’autonomie aux équipes qu’à les contrôler par une approche « top-down », son intérêt pour les nouvelles pratiques de gestion prend de l’ampleur. Il réoriente sa carrière et devient coach de management dans une firme française, tout en donnant des cours et ateliers auprès d’entreprises de divers secteurs d’activités.
Son intérêt pour l’entrepreneuriat le pousse à définir une approche de gestion qui lui semble prometteuse pour amener les entreprises à relever les défis des prochaines décennies. C’est en intégrant divers modes de gestion existants (agilité, équipes autogérées dont l’holacratie, équipes libérées) que Loïc Leofold décide de créer une nouvelle structure de gouvernance moins contraignante et plus proche de ses valeurs. Il décrit l’harmocratie tout simplement comme « un nouveau courant de pensée qui cherche à créer un monde de nouvelles compétences et de nouveaux modes de connaissance à offrir aux autres. »
Après plus d’une heure de conversation et quelques lectures, je définirais l’harmocratie comme une approche de gestion plus humaine. Elle met au premier plan la satisfaction individuelle qui, par ricochet, permet d’atteindre une mobilisation collective. Tout cela grâce à une structure plus évolutive et malléable qui laisse place au risque, à l’inconnu, favorisant la créativité et ultimement l’innovation.
S’inspirant de ses expériences en accompagnement d’entreprises et de la nécessité d’évoluer dans un écosystème en profond changement, Loïc Leofold base son modèle sur la reconnaissance et l’autonomie des individus dans le but de coconstruire une collectivité à leur image. C’est la recherche d’une harmonie individuelle et organisationnelle cohérente. À ce moment-ci, il s’agit davantage d’une philosophie que d’une structure organisationnelle ou d’un modèle de gestion. Son concepteur en poursuit le développement de manière assidue. Comme l’illustre la figure suivante, le point de départ de la philosophie harmocratique repose sur sept (7) principes :
Selon cette philosophie, le gestionnaire d’aujourd’hui devient plutôt un facilitateur désireux de permettre à ses employés de se réaliser et d’évoluer individuellement. Sont mis de l’avant la confiance, la transparence, l’authenticité, la fraternité, l’égalité, la liberté, l’harmonie. Il s’agit d’une approche de médiation plutôt que de confrontation. L’idée de base étant de faire évoluer l’individu dans un écosystème plaisant, respecteux et inspirant, en mode de partenariat plus que de compétition. Ultimement, plus la personne est alignée sur ses propres valeurs, son bonheur et son accomplissement, plus l’organisation en profitera.
Qu’est-ce qui distingue l’harmocratie de l’holacratie?
- L’holacratie priorise la collectivité en donnant plus d’autonomie au processus alors que l’harmocratie mise d’abord sur le degré d’autonomie de l’individu.
- L’holacratie est une approche très organisée; elle propose des modèles prédéfinis pour régir les réunions, régler les tensions etc. Par opposition, l’harmocratie veut laisser plus de liberté dans l’implantation des façons de faire. On veut éviter les approches trop formatées et aider plutôt l’entreprise à développer sa capacité à créer ou à défaire les pratiques au gré des réalités vécues, en acceptant un minimum de risque.
- Finalement, l’holacratie se fonde encore sur des paradigmes économiques et de compétitivité axés sur la performance alors que l’harmocratie cherche à développer un écosystème coopératif, en rupture avec les paradigmes sociaux et environnementaux actuels.
Peu d’entreprises ont atteint ce degré de réflexion. Au Québec, Devicom a mis en place une approche organisationnelle fondée sur l’harmocratie. En Europe, Mercedez-Benz semble avoir expérimenté les équipes autogérées avec la notion de contribution de valeur, qui consiste à laisser l’individu définir le niveau d’engagement qu’il désire investir dans le projet, comportant donc une petite part de la philosphie harmocratique. Mais, de manière générale, les entreprises semblent en être encore à essayer de trouver leurs marques avec tous ces modes de gestion organisationnelle (hiérarchie aplatie, agile, autogérée, hybride).
En conclusion
Cet article ne veut pas faire l’éloge de ces deux modèles de gestion. Il s’agit plutôt d’entamer une réflexion sur la façon dont on peut faire évoluer les structures organisationnelles pour en retirer les meilleurs bénéfices soit, engager et mobiliser une main-d’œuvre qui a beaucoup à offrir. À ce titre, certaines propositions de ces modèles semblent prometteuses pour faire éventuellement face à de nouvelles crises, tel le manque de main-d’œuvre qualifiée.
De plus, apprendre à mieux évoluer dans le flou, l’inconnu, notion de plus en plus présente dans l’écosystème d’aujourd’hui, est une autre raison pour s’y pencher. A priori, se tourner vers ces nouvelles approches pourrait vous sembler inconfortable et vous donner l’impression d’être moins performant. Vous pourriez cependant être surpris de l’engagement que cela peut faire naître et de votre capacité à rebondir rapidement.
L’IDP doit tenir deux ateliers d’une journée pour une réflexion sur ces approches avec les membres du Réseau innovation. Nous aurons l’occasion, entre autres, d’échanger avec des gestionnaires qui ont entrepris ces transformations. Si un tel atelier vous intéresse, contactez-nous pour plus d’information.
Pour en savoir plus
- Deloitte, Insights (2019), Leading the social enterprise : Reinvent with a human focus
- Devicom (2019), Harmocratie
- Forbes, Jacob Morgan (2015), The 5 types of Organizational structures
- Harvard Business Review (2011), First lets fire all the managers
- Harvard Business Review (2016), Beyond the holacracy hype
- Jacob Morgan (2015), Everything you have ever wanted to know about holacracy explained by the guy who created it
- Leofold, L. (s.d.), L’harmocratie une innovation sociale disruptive pour repondre a la complexification des organisations
- Leopold, L. (s.d.), Raison d’être des organisations
- Morgan, J. (2015), Self-Management: The story Behind Morning Star’S Success [Enregistré par The Futur of Work]
- Pelletier, M. (2020), Entretien vidéo-conférence avec Loïc Leofold, créateur de Harmocratie. [Enregistré par Magali Pelletier, conseillère à l’Institut de développement de produits]
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