par Benoit Poulin, ing., directeur général de l’IDP
Le développement de produits hybrides, qui englobent une partie hardware et une autre software, pose de nouveaux défis aux entreprises manufacturières. Bien que le processus Stage-Gate soit une méthode éprouvée de gestion de projets de développement de produits dans le domaine manufacturier est-il approprié pour le développement logiciel dans ces produits? Pour aborder cette question, Benoit Poulin s’est entretenu avec Stephen Bull, vice-président R-D chez EXFO et ex-président du conseil d’administration de l’IDP pendant 20 ans.
Pour une entreprise manufacturière, concevoir des produits à succès représente déjà un défi de gestion important. Pour ce faire, elle doit s’appuyer entre autres sur sa capacité de fabrication, ses chaînes d’approvisionnement et les expertises techniques de son équipe R-D. Mais qu’en est-il spécifiquement pour les entreprises manufacturières appelées de plus en plus à intégrer une partie de software dans leurs produits, à les digitaliser?
Dans un environnement turbulent et en constante évolution, il peut être facile de manquer une opportunité ou de rater la cible des besoins client. C’est pourquoi les délais de mise en marché ne cessent de raccourcir, ce qui demande une grande agilité dans le processus de développement de produits. La méthode Stage-Gate est-elle toujours appropriée lorsqu’un développement logiciel doit être incorporé au développement d’un produit physique?
Le premier réflexe serait de travailler en collaboration et/ou en partenariat avec des ressources externes à l’organisation. Or, pour les manufacturiers qui désirent garder à l’interne l’ensemble des activités de développement de produits, et elles sont très nombreuses à vouloir le faire, l’intégration du développement logiciel aux pratiques courantes de développement de produits tangibles exige un changement d’approche majeur, ce qu’on appelle faire un pivot, marquer un tournant dans ses pratiques.
L’expérience d’EXFO
Stephen Bull, vice-président R-D chez EXFO a anticipé ce changement d’approche il y a plusieurs années déjà. L’entreprise a dû procéder à un tournant décisif dans ses façons de faire : « Compte tenu de la forte digitalisation de la « business » qui allait en s’accélérant à l’époque et encore aujourd’hui, on devait définir l’organisation du futur. Un changement de culture d’innovation était devenu nécessaire », mentionne-t-il.
EXFO, dont le siège social est à Québec, est une entreprise de télécommunications qui développe des solutions de test, de monitoring et d’analyse pour l’industrie mondiale des télécommunications. Depuis plusieurs années, elle est reconnue pour bon nombre de ses solutions primées ainsi que pour son expertise et ses pratiques de gestion en développement de produits très innovantes qui lui ont valu de nombreux prix et reconnaissances.
L’utilisation du processus de type Stage-Gate pour le développement de leurs produits n’a plus de secret pour EXFO. Toutefois, avec la transition numérique, le développement logiciel domine largement leurs projets de développement de produits aujourd’hui. Voici à ce propos les précisions de son vice-président R-D :
« Le hardware est dorénavant au service du software chez nous. Dans ce contexte, le processus Stage-Gate, qui fonctionnait si bien jusque-là, et la gestion de l’effort de l’innovation par projet ne sont plus aussi efficaces. En fait, l’approche Stage-Gate ne fonctionne plus lorsque l’on doit faire un développement logiciel intense! »
« Avant, on regardait ce que les meilleures entreprises manufacturières faisaient de bien en gestion de l’innovation. On s’inspire maintenant d’entreprises comme Google, Amazon et Spotify. »
Stage-Gate ou méthode agile?
Ce n’est pas que le Stage-Gate n’est plus un bon processus de gestion du développement de produits. À preuve, de grandes entreprises comme la multinationale 3M l’utilisent toujours. Mais il est vrai que le développement logiciel requiert principalement des pratiques de gestion agile. Voici quelques différences entre les deux approches.
Dans le développement logiciel, la présence d’une équipe multifonctionnelle par exemple est moins nécessaire! Pas besoin de gens des opérations ou d’acheteurs, une petite équipe technique suffit. Autre distinction : le développement de produits physiques fonctionne principalement par projets, avec un début et une fin. Quand le produit est fabriqué et commercialisé, c’est fini! Alors qu’un logiciel peut ne pas avoir de finalité et ses caractéristiques sont en constante évolution tout au long du projet.
Le développement de produits logiciels correspond moins à une série de projets que l’on gère, mais plutôt à une longue suite d’évolutions constantes. En conséquence, le portefeuille de projets de développement de produits doit lui aussi faire l’objet de cette révolution. Comment alors procéder à un changement d’approche dans la gestion du développement de produits, changement qui peut être drastique?
Une première piste de réflexion serait d’identifier quelle partie du hardware (produit physique) ou du software (logiciel) domine dans le produit. Le développement d’une application logicielle pour bonifier l’utilisation d’un équipement pourrait se gérer différemment du développement d’un logiciel de gestion qui nécessite l’installation d’un équipement pour fonctionner.
Dans le premier cas, l’application du processus Stage-Gate et une gestion par projets tiennent encore la route. Le développement du logiciel devra cadrer à l’intérieur du projet de développement du produit manufacturé. D’ailleurs, on voit de plus en plus d’entreprises intégrer certains éléments de l’approche agile en combinaison avec l’utilisation du processus Stage-Gate. Du reste, Robert G. Cooper aborde cette approche hybride dans la 5e édition de son ouvrage phare Winning at New Products.
Dans le deuxième cas, le recours à des techniques de gestion agile domine. Le développement de l’équipement (hardware) doit être synchronisé avec les cadences de développement du logiciel et le Stage-Gate est trop rigide pour s’adapter à des changements constants. Toutefois, le processus Stage-Gate pourrait être à propos pour le développement d’un tout nouveau logiciel, principalement dans les phases en amont.
Vers une méthode hybride
On assiste donc à la nécessité de combiner l’emploi des deux approches. Le recours à des cartes stratégiques de produits (roadmap) et des évolutions des produits et/ou logiciels constitue une clé importante dans la bonne synchronisation des activités de développement de produits physiques et de logiciels.
« Les roadmaps chez EXFO sont gérés au sein des unités d’affaires et par gamme de produits. Ils sont aujourd’hui beaucoup plus tactiques que stratégiques. Nous sommes également passés d’une culture d’innovation orientée vers les projets à l’une axée sur les produits et les bénéfices, ce qui change la perspective qui est davantage alignée sur l’approche agile », précise Stephen Bull.
Il ajoute : « Nous avons aussi responsabilisé et rendu davantage autonomes les unités d’affaires en développement des produits. La haute direction est toujours responsable des décisions d’affaires mais elle n’est plus impliquée dans les activités de développement de produits comme par le passé. »
Les pratiques évoluent
Il est vrai que le Stage-Gate semble moins utile dans un contexte de développement logiciel dominant. Cependant, des éléments importants de ce processus ont toujours leur place mais ils sont exécutés de façon différente. C’est le cas pour les décisions d’affaires qui demeurent primordiales, tout comme l’importance d’intégrer le client tout au long de la démarche de développement, de faire ses devoirs en amont de l’exécution des projets et de bien définir les rôles et responsabilités dans le projet.
On peut prédire qu’une entreprise ayant une certaine maturité en gestion de l’innovation et développement de produits sera plus habile dans l’exploitation de cette combinaison de pratiques qui va devenir de plus en plus nécessaire, voire inévitable. Nous parlions de pivot, de tournant important dans les pratiques. En effet, il ne faut pas sous-estimer cette transformation majeure qui appelle une gestion du changement dans les façons de faire et la culture d’innovation de l’entreprise.
Dans tout ce mouvement vers la digitalisation des produits ou de l’offre, il est donc essentiel de considérer la nécessaire adaptation des processus et méthodes de gestion du développement de produits et services. Le défi pourrait être considérable pour les entreprises principalement manufacturières qui deviendront hybrides (hardware et software) dans un futur rapproché. Des solutions existent et se préciseront au cours des prochaines années. Il est temps maintenant d’anticiper les changements nécessaires.
L’IDP sera d’ailleurs présent au salon de la transformation numérique CONNEXION qui se tiendra le 9 juin prochain au Palais des congrès de Montréal. Venez nous rencontrer pour en discuter !
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Benoit Poulin, ing., est directeur général de l’IDP depuis 2019. Il cumule près de 20 ans d’expérience de terrain en innovation. Au cours de sa carrière, il a occupé les postes de chargé de projets, analyste d’affaires, responsable de la R-D, directeur de la gestion de produits, et de conseiller en innovation et développement de produits à l’IDP de 2010 à 2015. Il est animé par un désir constant d’aider les entreprises à croitre et à rayonner dans leur milieu.
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