Par Philippine Loth, chargée de projets à l’IDP
Comme citoyen et consommateur, nous sommes régulièrement exposés à des campagnes qui ont pour but de nous sensibiliser à l’impact négatif de certains de nos gestes : tabagisme, vitesse au volant, gaspillage alimentaire par exemple, etc. Et nous amener à modifier nos comportements et habitudes de vie, ce n’est pas une mince affaire. La méthode du « nudge » peut-elle réussir à nous faire adopter des comportements plus responsables? Voyons voir…
L’influence plutôt que la contrainte; l’incitation plus que la coercition
Dès les années 1970, des travaux universitaires en économie comportementale ont mis en évidence que l’homo economicus n’existait pas car les gens sont rarement rationnels dans leurs prises de décision. En fait, nos choix sont souvent dictés par un certain nombre de biais cognitifs (erreurs de jugement), émotifs et sociaux qui limitent cette rationalité. Par exemple, ils peuvent être davantage le résultat de notre aversion au risque, de l’inertie ou de la facilité, de la pression sociale, ou encore de diverses influences de notre environnement.
En réponse à ce manque de rationalité constaté chez les individus et à la présence de nombreux biais cognitifs, est apparu le concept de « nudge » qui signifie littéralement « coup de pouce » :
Un nudge est une incitation douce donnée à un individu pour l’encourager à agir d’une certaine manière, sans chercher à le contraindre. Cette technique encourage les bons comportements chez les consommateurs-citoyens sans empiéter sur leur libre arbitre.
Cette méthode « coup de pouce » agit par influence, par suggestion plutôt que par la contrainte pour nous conduire à réaliser une action particulière dans une situation concrète. Inciter tout en laissant l’individu libre de prendre sa propre décision. Il est apparu que cette technique ou méthode « douce » est autrement plus efficace que la contrainte, la sanction ou la culpabilisation pour guider les actions des gens, tout en protégeant leur liberté de choix.
On doit la popularité de ce concept à l’économiste Richard Thaler (pour lequel il a reçu le prix Nobel d’économie en 2017) et à Cass Sunstein, philosophe et juriste. Ensemble, ils publient en 2008 l’ouvrage « Nudge: Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness ».
La clé de la méthode du nudge repose sur « l’architecture des choix », c’est-à-dire concevoir l’offre parmi laquelle l’individu va choisir de manière à l’orienter vers des actions plus judicieuses pour lui et pour la collectivité. Il s’agit d’organiser son environnement dans une logique qui fait que la personne va adopter, sans y penser, un comportement plus conforme à son intérêt.
Changer les comportements : quand la sensibilisation ne suffit pas!
La méthode du nudge est souvent utilisée dans le cadre de campagnes d’envergure faites par des instances gouvernementales ou autres organismes lorsque la sensibilisation seule ne suffit plus à modifier les comportements. Les domaines de la santé publique, de la sécurité routière et de la protection de l’environnement nous en fournissent plusieurs exemples. Mais l’utilisation des nudges n’est pas le seul fait des pouvoirs publics. Les entreprises manufacturières peuvent elles aussi se servir de cette méthode pour proposer à leurs clients des produits qui répondent mieux à leurs besoins et minimisent les impacts négatifs.
Voici un exemple d’application de la méthode du nudge comme levier original et innovant pour résoudre une problématique complexe. La situation : Comment amener de jeunes élèves à attacher systématiquement leur ceinture de sécurité devenue obligatoire dans les autobus scolaires en France.
La fondation MAIF, organisme de recherche scientifique en lien avec la prévention des risques, s’est attelée au problème en utilisant les nudges pour développer chez les jeunes le réflexe d’attacher leur ceinture dans les autobus scolaires. La société de conseil BVA, experte en science de la décision, les a accompagnée dans ce travail.
La méthodologie employée a tout d’abord nécessité une période d’observation des enfants pour identifier leurs comportements dans l’environnement. Par la suite, une phase d’idéation prenant la forme d’un atelier créatif a mené à l’élaboration de différents leviers susceptibles d’entrainer les résultats désirés.
Les pistes de solution sélectionnées sont de plusieurs ordres :
- Le Malassi, un fourreau rectangulaire en mousse entourant la ceinture et placé sur le siège de façon à ce que les enfants doivent le déplacer avant de s’asseoir.
- Une affiche qui fait prendre conscience aux jeunes que l’autobus est vulnérable sur la route.
- Une housse enfilée sur chacun des sièges et qui représente des mannequins
comme ceux utilisés lors de tests d’impact pour faire prendre conscience des risques.
Ces différents dispositifs ont été déployés dans une cellule test pendant une période donnée. Les résultats ont été probants et plus importants que s’ils avaient mis en place des moyens de communication plus traditionnels. En effet, le port de la ceinture est passé de 10 à 24 % dans les autobus tests. Même qu’une fois l’effet de surprise dissipé chez les enfants, les bons comportements ne semblaient pas vouloir s’essouffler.
L’aspect ludique des choses de la vie quotidienne constitue un levier puissant pour influer efficacement sur le processus décisionnel des gens. Effectivement, parvenir à faire sourire l’utilisateur revient à le pousser tout en douceur à l’action. L’effet escompté est alors bien souvent atteint, contrairement à une action de communication contraignante et donc mal accueillie.
Nudges et conception de produits
Prendre en compte les besoins et attentes des consommateurs dès le début du processus de développement de produits permet à l’entreprise de leur offrir une réponse de qualité qui les satisfera pleinement. Et dans certains domaines, on va même plus loin en observant l’usager en situation d’interaction avec le produit, ce qu’on appelle l’expérience utilisateur.
C’est précisément ce que nous enseigne la méthode du nudge. L’observation étant une étape cruciale pour recueillir les réactions émotives et cognitives, les points de friction de l’usager dans son expérience avec le produit. L’analyse de ces données permettra à l’équipe multifonctionnelle de dégager des constats et d’élaborer des pistes de solution à la phase d’idéation.
Les entreprises qui innovent veulent changer les choses pour susciter l’intérêt et l’engagement des consommateurs. Les nudges sont donc un moyen concret d’y parvenir par l’application de la méthode au design des objets. Car au-delà de leur fonction, les objets peuvent devenir des vecteurs d’information et stimuler de nouveaux comportements.
Prenons l’exemple de la consommation énergétique. La mise en place de nudges peut amener les consommateurs à privilégier des solutions moins coûteuses. En 2005, les designers du projet de recherche suédois STATIC! ont réfléchi à diverses manières de modifier les comportements de consommation des utilisateurs par le design des objets. Deux de leurs produits nous ont particulièrement allumés!
- La lampe Suspension Flower qui telle une fleur voit ses pétales s’ouvrir, augmentant l’effet lumineux, lorsque la consommation énergétique de la maison est faible. Par contre, si celle-ci est grande, la lampe fleur se referme offrant moins de lumière.
- Les carreaux Disappering Pattern pour salles de bain. Il s’agit de céramiques murales décorées avec une encre thermochrome de sorte que si votre douche dure trop longtemps, les motifs sur ces céramiques disparaissent. Un subtil rappel d’une trop grande consommation d’eau chaude.
Par leur design, l’objectif de ces produits est de faire prendre conscience aux consommateurs des conséquences de leurs choix pour les amener à modifier leurs comportements. Au-delà de la simple fonction d’usage, les objets imaginés ici informent et cherchent à éduquer. Il est ainsi possible d’encourager par le jeu un geste plus respectueux, sans empiéter sur le libre arbitre de l’usager, et ainsi explorer des pistes d’avenir dans lesquelles l’homme devient un consommateur responsable et agissant.
Si ces incitations douces paraissent être de formidables leviers de changement de comportement en faveur de l’intérêt général, certains pourraient y voir la menace d’une manipulation inconsciente. Pour que l’utilisation de « l’architecture des choix » ne devienne pas de la manipulation, Cass Sunstein insiste sur l’importance de l’éthique du “nudging“. Il affirme que les êtres humains seront toujours influencés par leur environnement au moment de prendre une décision. Toutefois, cette incitation doit reposer sur un principe de transparence fondamental, pour ne pas entrer en contradiction avec la liberté de choix des individus.
En conclusion
Appliquée à la réalité d’une entreprise, la méthodologie du nudge peut inspirer les concepteurs dans leur développement de produits ou de services. Elle nous rappelle comment la phase d’observation est primordiale en début de processus. L’analyse détaillée du contexte d’utilisation des consommateurs, leurs comportements, motivations et freins va déterminer les comportements que l’on veut encourager. Oui, la méthode des nudges peut définitivement influencer la conception du produit ou du service et la stratégie à mettre en place pour rencontrer l’enjeu initial. Une belle façon d’aller plus loin!
Philippine Loth joint les rangs de l’IDP en septembre 2018 à titre de chargée de projets. Avant de joindre l’Institut, elle a œuvré à titre de designer produit pour la startup New World Wind. Par la suite, elle intègre l’association Alter Alsace Énergies de Strasbourg qui prône l’utilisation rationnelle de l’énergie auprès des ménages français. Depuis, elle met son expertise professionnelle au service des entreprises dans le cadre du programme Boomerang et dans la réalisation de mandats en lien avec le développement durable, dont les aspects touchant à l’écoconception et à l’économie circulaire.
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