Par Guy Belletête, cofondateur et v.-p. Affaires stratégiques de l’IDP
Nous assistons depuis quelques années à des changements sans précédent qui affectent les opérations des entreprises manufacturières, détaillants et fournisseurs, mettant parfois leur survie en péril. Dans quel état sont nos entreprises actuellement? Et qu’en est-il de leur capacité à innover dans un tel contexte? Guy Belletête a réuni quelques collègues de l’IDP pour échanger sur la situation. Compte rendu de cette discussion qui nous a semblé d’intérêt.
Sur fond de changements climatiques, l’environnement socio-économico-politique ne cesse de se transformer de jour en jour. Les entreprises québécoises, toutes catégories confondues, rencontrent actuellement de réels défis de gestion. Au premier titre, les difficultés d’approvisionnement qui occasionnent des problèmes de gestion des inventaires pouvant aller aux ruptures de stock. L’organisation du travail a profondément été modifiée par la pandémie. S’en sont suivies une hausse de la demande accompagnée d’une augmentation des prix. Et que dire de la pénurie de main-d’œuvre qui affecte particulièrement le Québec, déjà caractérisé par une population vieillissante?
Comment nos entreprises s’en tirent-elles face à tous ces bouleversements? En ce début de nouvelle année, j’ai voulu partager avec quelques collègues de l’IDP nos perceptions de la situation. Le directeur général Benoit Poulin, Nathalie Gauthier, conseillère sénior et Pierre Hamel, conseiller partenaire se sont généreusement livrés à l’exercice. Voici l’essence de cette discussion.
Une gestion de crise axée sur le court terme
Benoit Poulin (BP) – Au Forum des leaders (Salon MPA organisé par le MQQ) auquel j’assistais en novembre dernier, une entreprise a exprimé de façon éloquente le sentiment général qu’éprouvent bien des dirigeants : C’est comme si nous étions en temps de guerre depuis trois ans; ce qui nous oblige à faire de la gestion de crise. À chaque jour, nous sommes confrontés à de mauvaises nouvelles ou à des difficultés. Ça rend difficile la gestion du court terme en sachant qu’il nous faut garder le cap sur le long terme.
La pénurie de main-d’œuvre demeure également un gros problème, ici comme partout ailleurs. Les habitudes d’achat des consommateurs changent et la tendance à la personnalisation de masse s’accroît; l’insuffisance de matières premières, etc. Dans ce contexte, la gestion du portefeuille de produits et des inventaires se complexifie drôlement. Ça demande beaucoup d’agilité.
Nathalie Gauthier (NG) – J’ai vu des entreprises au point de rupture causé par l’augmentation de la demande. L’impact se répercute partout dans l’entreprise, tant sur les personnes que les opérations. Certaines entreprises ont réalisé que leurs processus n’étaient pas adaptés pour cette situation, particulièrement en ce qui a trait aux approvisionnements et à la production. Un exemple très simple dans l’alimentation : le manque d’ingrédients oblige les équipes de R-D à reformuler en quelques jours des produits existants, utilisant des substituts ayant les mêmes propriétés et au même coût. Pendant ce temps, ils ne développent pas de nouveaux produits. S’il est normal que les équipes protègent les acquis (les ventes actuelles), il y a un réel danger de perdre la vision à long terme.
Pierre Hamel (PH) – Dans le contexte actuel, les entreprises procèdent à des rationalisations et cherchent des succès rapides. Elles sont uniquement dans l’urgence du court terme, à régler des problèmes. La question du moyen terme est complètement évacuée.
Des chaines d’approvisionnement fragilisées
Guy Belletête (GB) – Depuis quelques années, les difficultés d’approvisionnement ont forcé les entreprises à réorganiser leur chaine d’approvisionnement et à procéder à des ajustements de leurs inventaires. Elles ont réagi relativement rapidement car elles n’avaient pas le choix. Mais soudain avec la venue de l’inflation et la hausse des prix, le coût des inventaires redevient une préoccupation.
BP – C’est un très gros défi! La tendance à jouer à l’écureuil (gros inventaires) est en train de changer. La hausse des taux d’intérêt et la variabilité du coût des matières premières changent la donne. Cela oblige les entreprises à avoir de très bonnes relations d’affaires et de travailler en collaboration avec leurs clients, partenaires et fournisseurs. La plupart des entreprises ont le souci de fournir cet effort.
GB – Cela a amené des entreprises à établir de nouveaux partenariats avec des fournisseurs plus près qui peuvent assurer une certaine stabilité de l’approvisionnement et ce, à des coûts à peine plus élevés compte tenu des avantages retirés. Pour des entreprises avancées, l’approvisionnement devient un élément stratégique. Mais ce n’est pas à la portée de toutes. Pierre, toi qui es proche de l’industrie électronique, constates-tu la même chose?
PH – Oui. L’approvisionnement en composants électroniques est un enjeu critique dans plusieurs industries. Mais il y a également tout l’aspect de l’outsourcing de l’assemblage des cartes électroniques et des produits finis qui s’ajoute à la problématique. En Chine par exemple, avec la pandémie, plusieurs usines ont ralenti ou stoppé leur production. C’est important de répartir le risque et de briser la dépendance. C’est pourquoi certaines entreprises ont décidé de transférer ailleurs en Asie une partie de leur production.
NG – En plus de passer d’un mode fournisseurs à un mode partenaires, cela nous amène aussi à la question : va-t-on assister à un repli vers la production locale?
GB – Le phénomène de l’outsourcing et du transfert de la production (offshoring) remonte à une vingtaine d’années. Par exemple, pour profiter des bas coûts, toute l’industrie électronique américaine a été transférée et, aujourd’hui, les entreprises essaient de rapatrier leur production. On apprend même dans les médias que des investissements gigantesques se font dans les entreprises américaines de fabrication de puces électroniques.
Des projets d’investissement différés
GB – À tout cela s’ajoute une importante pénurie de main-d’œuvre qui a amené plusieurs entreprises à s’engager dans des projets d’automatisation et/ou de transition numérique. Différents programmes ont été institués pour soutenir la transition numérique. Voyez-vous ça dans votre pratique?
BP – Oui, absolument! Il y a un bassin d’entreprises matures qui vont être capables de gérer cette crise-là et de faire de la robotisation de façon intelligente et stratégique à moyen et long terme. Pour d’autres, ça va être plus difficile. Non pas parce qu’elles ne le veulent pas, mais parce que cela coûte cher. Bien qu’il y ait des programmes et du financement, il faut avoir la main-d’œuvre parfois spécialisée pour supporter un tel projet. La marche est haute pour bien du monde.
PH – Je reviens à ce que tu disais Benoit sur le fait que les entreprises doivent gérer comme en temps de guerre. Le problème, c’est que de tels projets peuvent être réalisés quand l’entreprise a les ressources et du temps. Comme me disait un v.-p. opérations : chaque jour, j’ai une mauvaise nouvelle, il y a quelque chose qui pète. Donc en temps de guerre, les gens sont en mode réaction tout le temps. En plus le contexte économique est plus difficile. L’horizon d’un président, c’est l’année financière en cours. Ils sont davantage préoccupés de rencontrer leurs cibles budgétaires de l’année que de ce qui va se passer dans trois ans.
NG – D’où le nouveau discours! Développer un mode de gestion ambidextre : gérer le court terme tout en ayant un œil sur le long terme…
GB – Autrement dit, on est toujours sur la défensive, en mode rattrapage. Il y a toujours une mauvaise nouvelle qui t’empêche d’agir. Ça fait en sorte que le regard est toujours ramené sur les opérations court terme et l’année en cours. Ça restreint le champ de vision. Plus j’en entends parler, plus ça me semble généralisé à toutes les entreprises. Et toutes les fonctions sont affectées : les finances, les RH, les opérations et la R-D.
Qu’en est-il de l’innovation dans un tel contexte?
GB – Comment se sortir de la situation actuelle avec toutes ces contraintes sur l’innovation, où il y a toujours des choses urgentes à régler? Quand tu as peu de ressources, que le court terme te rattrape constamment, c’est un peu difficile de réfléchir et d’agir sur le moyen et long terme. Qu’est-ce qu’on peut faire pour amener les gens à s’occuper du court terme sans négliger le moyen et long terme? Comment s’organiser pour mieux innover?
NG – Les entreprises rationalisent et mettent l’accent sur la réduction de coûts. Bien sûr, ils font la bonne chose mais ça prend aussi des nouveaux produits pour ne pas se faire dépasser par la concurrence. C’est le grand danger! La solution : choisir les bons projets. Mais il faut aussi donner de l’empowerment aux équipes et au personnel. Le réflexe naturel des entrepreneurs en période de crise, c’est souvent de se retrousser les manches et de plonger dans l’action au lieu d’impliquer les employés pour trouver des solutions.
GB – Le problème, c’est qu’ils ne voient pas le moyen terme car ils sont noyés dans toutes sortes d’affaires. Consulter plus régulièrement son portefeuille de projets peut être une bonne façon de remettre les priorités à la bonne place. C’est un bon outil qui permet de faire état d’une situation que l’on ne voit pas autrement.
PH – Tout à fait. La première chose à faire, c’est de définir des buckets (paniers) stratégiques et de bloquer des budgets de R-D pour des projets à moyen terme. À partir du moment où les entreprises vont réserver une partie de l’enveloppe et des ressources, si minimes soient-elles, les choses vont se mettre en mouvement. Elles vont avoir un plan et réaliser qu’elles ont des opportunités. Il faut comprendre que si tu mets zéro pour le moyen terme, tu vas récolter zéro!
BP – J’ajouterais qu’il y a de ces entreprises matures au Québec capables de garder le cap dans la tourmente, tout en ayant un regard vers le futur. Ces entreprises voient l’innovation comme une opportunité pour résoudre les problèmes qu’elles rencontrent présentement. Elles sont en mesure de se servir de leur capacité d’innovation et de pivoter plus rapidement. Je ne suis pas trop inquiet pour elles.
Mais pour celles qui n’ont pas cette structure, cela va être tout un défi. En revanche, elles peuvent compter sur l’aide et le soutien de tout un écosystème d’organismes présents au Québec qui peuvent les aider comme les CCTT, Investissement Québec et j’en passe. L’IDP en est aussi un bon exemple. Mais l’entreprise doit avoir assez de vision pour réaliser qu’elle doit s’organiser sinon elle va frapper un mur.
L’innovation, ce n’est pas seulement de la technologie. Les entreprises doivent comprendre que l’amélioration de produits/services ou la conquête de nouveaux marchés, ça fait partie de ce qu’il faut gérer en innovation. Pour se mettre en action, il faut que tu t’engages et convainques la haute direction que c’est un défi important. Il faut responsabiliser quelqu’un, un groupe, un département pour que ça devienne une partie de la business et non « une gang de R-D » qui tripe dans son coin, déconnectée du marché.
N.B. : Dans une suite à cet article à venir prochainement, nous aborderons la question des changements climatiques. Jusqu’à quel point les entreprises ressentent aujourd’hui une pression pour adopter des pratiques écoresponsables?
Débutant le 23 février 2023
STRUCTURER L’INNOVATION : pour une mise en œuvre efficace
Guy Belletête propose ce nouveau programme axé sur la mise en œuvre pour les gestionnaires désireux de mettre en place, de revoir et d’améliorer leurs pratiques actuelles de développement de produits/services. Il animera ce programme avec Nathalie Gauthier. En savoir +
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Guy Belletête est cofondateur de l’IDP dont il a été le directeur général pendant 17 ans. Excellent vulgarisateur, il concentre maintenant son activité sur la formation, le conseil en entreprise et le développement de contenu pour l’Institut. Après avoir été chargé de cours et conseiller universitaire à la maîtrise en ingénierie de l’Université de Sherbrooke, que d’autres collègues comme Pierre Hamel et Benoit Poulin poursuivent, c’est au programme de Management de l’innovation de l’Université de Grenoble en France qu’il continue son rôle de tuteur et chargé de cours.
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